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Roman-feuilleton : Rain Bird (10)

10.

La suggestion de Jim s’était avérée une riche idée. Tom était ravi de recevoir son frère et l’avait aussitôt emmené faire de la voile sur le grand lac où il avait ses habitudes. Nathanaël avait pu en profiter pour nager dans les eaux vertes et rafraîchissantes de cette grande réserve d’eau douce. Sa participation à la conduite du voilier se limitait à exécuter quelques manœuvres que lui demandait son frère. En réalité, Tom était son demi-frère. Son père l’avait eu de sa seconde femme, deux ans après le décès de sa mère. Fox l’avait très peu connu. Lorsque Tom avait voulu venir en France, il le reçut et l’aida à s’installer. Il resta deux ans à Paris. Ensuite, son frère partit en province en suivant Julie, sa compagne, qui y travaillait comme styliste dans une bonnetterie de la région. Ils avaient eu une petite fille, Marinette, qui nageait comme un poisson. Sa nièce et sa belle-sœur étaient parties passer l’été chez les grands-parents, laissant à demi vacant le grand appartement du centre-ville.

La venue de Nathanaël ne pouvait pas mieux tomber. Le temps maussade des premiers jours poussa son frère à l’emmener cueillir les champignons. Malgré les moustiques, ils remplirent un plein panier de cèpes et de trompettes-de-la-mort. Tom en profita pour lui confectionner un risotto à sa manière. Puis ce fut la visite dans le vignoble. C’était un pays d’eau, de rivières et de forêts. Nathanaël ne soupçonnait pas autant de variété, ni cette lumière qui pastellisait les coteaux.

Graduellement, son angoisse s’estompait ; les longues marches dans les bois le laissaient exténué mais la tête enfin vidée de ses hallucinations. Son frère s’était révélé un hôte exquis et discret, à mille lieux du garçon sauvage et un peu bourru qu’il avait accueilli.

En effet, Tom n’avait pas cherché à lui demander ce qui s’était passé avec Judith ni pourquoi la nuit il criait quand ses cauchemars revenaient le hanter. Le jour, il faisait semblant de rien et se contentait de lui parler de son projet de magasin, un commerce d’accessoires nautiques à l’orée du bois. Mais pour ce faire, il devait laisser son travail de professeur de sport au lycée. C’était un dilemme qu’il n’avait pas encore tranché. Pour l’instant, il se contentait de voir sa fille grandir et sentir le changement du vent sur le lac. Ce jour-là, le temps était au beau fixe et il était à la manœuvre. Un vent tournoyant l’obligeait à louvoyer.

    • Quel nom curieux pour ton voilier?

    • C’est papa qui me l’a suggéré. Il me disait : « Un jour, si j’ai un voilier, je l’appellerai le Trente ».

    • Je pensais que tu le détestais.

    • J’étais un petit con, et lui un vieux con ! C’était imparable. L’idée de fermer sa petite imprimerie le rendait exécrable.

Un ange passa.

    • Qu’est devenue la vieille casse où il rangeait ses lettres de plomb ?

    • Je ne sais pas. Ma mère a tout bazardé.

Tom le regarda en clignant des yeux car Fox se trouvait à contre-jour. Il avait oublié ses lunettes de soleil.

    • Tu aurais dû nous le faire savoir que tu y tenais !

Fox haussa les épaules.

    • À l’époque, je ne savais pas ce que je voulais.

    • Moi, répliqua Tom, je n’ai eu que des mauvais souvenirs rattachés à cette vieillerie.

Fox regarda le grand foc se gonfler.

    • Il m’avait mis une sacrée dérouillée ; j’avais renversé sa maudite casse.

    • C’est une gifle qu’il m’administra parce que j’avais perdu un de ses poinçons.

Ils se turent, écoutant le clapotis de la houle contre la coque.

    • J’avais une cachette de premier ordre lorsqu’il était en colère, répliqua Tom.

    • Où ?

    • Sous la vieille linotype. Encore une vieillerie qu’il avait récupérée. Il ne pensait jamais me voir là. Et pourtant j’étais à deux mètres de lui. Je le voyais rugir, la ceinture à la main.

    • Quant à moi, c’était dans la réserve de papier.

    • Au début, c’est là aussi que j’allais mais il a fini très vite par me débusquer. Je comprends maintenant : tu étais passé par là.

Ils rirent.

    • Il disait : « L’offset, c’est la mort du plomb », et maintenant, que dirait-il du numérique et des ebook!?

La brise avait fripé l’eau. L’embarcation se cambra en prenant de la vitesse.

    • Attention, on va changer de côté.

Et le gréement vira à babord tandis que Fox permutait de place avec son frère.

    • Je t’ai haï durant cette période. Dieu sait combien je t’ai haï.

    • Pourquoi ?

    • Papa pensait que tu allais reprendre l’imprimerie. Ensuite il n’a eu de cesse de me casser les pieds.

Il désouqua pour ralentir le voilier.

    • Il te citait souvent en exemple. Il était très fier de toi au point que j’en étais jaloux.

    • Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

    • Tu étais par monts et par vaux.

Tom s’arrêta, but une gorgée d’eau.

    • Il s’est senti en quelque sorte, comment dire… lâché.

Nathanaël hocha la tête.

    • C’est une vieille histoire. Il voulait que je fasse tout comme il avait décidé. Mais j’avais besoin de prendre ma place. Il n’en laissait à personne d’ailleurs ; tu le sais.

    • O combien !

Tom souqua.

    • Et maintenant, tu l’as trouvée ?

Tom avait un sourire narquois. Celui que Nathanaël connaissait bien lorsqu’il était enfant. Le vent était retombé et ils n’avaient plus rien à se dire. Tom se leva pour ajuster la voile et Nathanaël en profita pour aller à l’avant du voilier. Il voulait prendre un bain de soleil avant de plonger dans l’eau. Sa peau était blême. Le pont était tiède. Il s’étendit. Par-delà ses Ray Ban, il voyait le soleil danser au sommet du mât. Une brise puissante se leva, faisant carillonner les anneaux de métal du grand foc. Le voilier prit brusquement de la vitesse. On n’entendait que le bruit du gouvernail fendant l’eau. C’était une impression curieuse et apaisante, comme si le ciel et l’eau étaient en osmose au point où Nathanaël aurait eu du mal à distinguer leurs frontières respectives.

La conversation avec son frère l’avait plongé dans une délicieuse méditation à laquelle venaient l’arracher par moments la morsure du soleil sur sa peau et le vent qui, dans le même mouvement, l’atténuait. Le froid et le chaud, l’horizontalité, la verticalité, se trouvaient en équilibre. Un sentiment de bien-être, qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant, l’envahit. C’était ça l’éternité. Un moment où l’espace et le temps se rejoignaient. Il songea au vers de Rimbaud puis à ce qui lui avait dit son frère.

La silhouette de son père, penchée sur sa casse d’imprimeur, se détacha du tréfonds de sa mémoire. Il le voyait tel qu’il était, bougonnant, comme à son habitude, sa main occupée à sélectionner les caractères dans un châssis de bois à cette fin, un grand tablier de cuir ceignait sa taille.

Qu’aurait-il pensé de lui ? Il le voyait déjà hocher la tête et dire d’un air sentencieux: « La vie, mon fils, c’est comme cette casse. A nous de décider dans laquelle on veut être ».

  • Et Dieu, rétorquait le jeune garçon qu’il était, dans quelle case est-il ?

Alors les yeux de son père se plissaient imperceptiblement. Un sourire ironique naissait sur son visage émacié. C’est comme, si par-delà la mort, son père l’invitait à trouver la clef de l’énigme.

  • Tu le sais bien.

Ce fut comme si une porte venait de s’ouvrir à l’intérieur de lui. Bien sûr, il le savait depuis qu’il le lui avait révelé gamin, par jeu ou par boutade; c’était la case trente évidemment. Pourquoi ? Parce que la case trente était vide. C’est par ce nombre que naguère les journalistes terminaient leur papier. Les typographes savaient qu’il n’ y avait pas de suite à leur article.

Nathanaël se tourna vers Tom tenant fermement le gouvernail. Son frère l’avait compris bien avant lui. Un vol de canards traversa le ciel. Le vent était retombé.

    • On dirait que l’on va rester en rade.

    • T’inquiète. J’ai toujours le moteur. Avec le vent, même lorsqu’il n’y en a plus, il y en a encore.

Le voilier, il est vrai, continuait d’avancer en silence mais beaucoup plus lentement. Ils rentrèrent au quai vers 20 h. Ils prirent place dans la petite C3 jaune et filèrent vers la ville. Plus tard, ils iraient dîner dans un restaurant que Tom avait déniché au bord du lac. Le lendemain, Nathanaël prendra le train pour rentrer.

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