19.

Vous vous doutiez bien que j’étais bobo. Maintenant, vous le savez. J’éprouve une sainte horreur à me déplacer en voiture. De plus, on ne trouve plus de place où se garer. Voilà pourquoi je choisis le vélo. C’est une digression parce que le lieu où je me rendais se trouvait à 3 km de chez moi, au coeur du dernier arrondissement de la capitale. J’aimais ce quartier. J’y avais vécu cinq ans lorsque David était encore petit. Maintenant, c’était devenu un quartier branché, mieux branchouille, ironisent les… branchés. Cafés et galeries poussaient comme des champignons dans des échoppes improbables. C’est aussi dans cet arrondissement que se concentraient les principaux équipements culturels alternatifs. Les autorités souhaitaient le promouvoir comme une vitrine de la scène artistique contemporaine. Rien d’étonnant si Max et sa bande en avaient fait leur lieu d’élection.

Leur collectif avait obtenu le droit d’investir un mur stratégiquement situé au croisement de deux rues très achalandées ; ce qui leur permettait d’organiser des expositions tournantes. Après la publication de mon livre, j’ai bien essayé de les intéresser mais sans succès. Froid et distant comme des urinoirs ! Avec le recul j’étais bien naïf d’espérer quelque chose. J’avais maintenu le contact pour la forme et j’assistais de temps à autre à leurs activités.

L’intersection était déjà noire de monde. Des habitués : des hommes surtout de classe moyenne et qui avaient déjà de la bouteille. On était loin des petites frappes de banlieue et des jeunes « no future » auxquels on associait habituellement le graffiti. A les voir discuter ainsi, ils me donnaient l’impression d’une rencontre de club de vieux motards ! Le graffiti leur permettait enfin de lâcher leur frein, de s’exprimer sans passer par le long et très codifié parcours académique.

Je me suis attablé et commandé un spritzel. Sur le mur, à sa gauche, un rideau rouge recouvrait le graphe qu’on allait inaugurer. Cette mise en scène était inhabituelle. Max voulait certainement frapper les esprits. Mais où était-il donc ? Le voilà près du bar au centre du cercle des inconditionnels. Et toujours ce teint basané comme s’il passait la moitié de sa vie aux Antilles, ce qui était d’ailleurs le cas – ainsi que son éternel collier de coquillages nacrés dont la forme ressemblait à un vagin ; il m’ adressa un bref signe de la tête et poursuivit sa conversation avec un petit râblé aux grandes lunettes à double foyer qui acquiesçait en dandinant de la tête.

Il y avait de l’électricité dans l’air. C’était différent des autres fois. Quelle drôle de faune tout de même, les hommes en société ! La manière dont un milieu se forme, s’ordonne et se manifeste par ses rituels, ses leaders, ses luttes intestines, m’avait toujours fasciné. Pas de réussite individuelle sans lui. Je savais que le milieu constituait la matière noire nécessaire à la construction d’une action et, par ricochets, rendant visibles certains de ses acteurs. Mais, cela ne m’avait jamais réussi, trop impatient, trop méfiant, trop timide. Trop. Mon ex avait raison. Et puis maintenant, j’étais trop vieux. Mon lot de consolation était que la bande à Max me fournissait une expérience de laboratoire, un lieu d’observation grandeur nature si l’on peut dire.

– Alors, tu m’as déjà oublié ?

J’ai tourné la tête. Un homme grand, élégant, l’œil pétillant, était assis à la table à côté. C’était Pierre-Isaac Fabre, PIF pour les intimes, médecin de profession et grand collectionneur de street art devant l’Eternel. Je l’avais rencontré lors de l’exposition organisée par ses soins où je lui avais demandé du tac au tac de préfacer mon roman.

  • Je croyais que tu n’aimais pas leur petite sauterie ?

  • C’est toujours le cas. Mais Richard Killroy vaut le détour. Tu le connais ?

  • Je connais surtout celui de mon roman !

  • Je m’en souviens ! Mais ici c’est le tagueur dont il est question.

Je lui ai indiqué du doigt le petit gros qui parlait avec Max.

  • Est-ce lui ?

PIF rigola.

  • Lui, c’est, disons, le porte-parole. Enfin l’un d’entre eux.

  • Ah, bon ! Richard Killroy, c’est donc un collectif ?

Mon interlocuteur haussa les épaules.

  • C’est plus compliqué. À vrai dire, on n’en sait rien.

  • Et qu’est-ce qu’il peint de spécial ?

Un rictus se dessina sur ses lèvres.

  • Tu verras !

La foule autour d’eux s’était densifiée. Une équipe de la télévision nationale était même présente. Max demanda le silence. Il parla avec émotion et non sans une certaine éloquence du travail que menait Richard Killroy de par le monde, de la singularité de sa démarche, de son engagement social, puis invita le petit homme aux lunettes d’écailles à dire quelques mots. Celui-ci se borna à remercier les organisateurs et la foule de s’être déplacée aussi nombreuse et rappela énigmatiquement que « R.K. vit en chacun de nous ». Puis d’un geste leste, il fit tomber le voile tandis que smartphones et portables immortalisaient ce moment.

En le voyant, j’ai ressenti un coup au cœur.

– Le salaud, il m’a volé mon tag! ai-je marmonné.
Le graphe, exposé au vu et au su de tous, m’était plus que familier. Il représentait en effet les quatre lettres sacrées qui étaient à l’origine de mon roman.

PIF ricana.

    • Et alors ??

    • Mais il n’a pas le droit !!!! me suis-je exclamé. Non seulement il prend le nom de mon personnage mais il me vole mon concept. Dans le carton d’invitation comme dans le communiqué de presse, il n’y a aucune référence à mon travail. C’est injuste !

    • N’as-tu pas fait pareil, toi aussi?

    • Cela n’a rien à voir. Moi, je m’inspire de mythes, de légendes que j’adapte. Lui me pirate sans vergogne.

PIF haussa les épaules.

    • Qu’est-ce que tu en as à foutre puisque tu as tourné la page, non ? Et puis qu’attends-tu ? Qu’on te verse des droits d’auteur ?

Il but une gorgée de bière et continua.

    • Dans ce cas de figure, c’est impossible.

Furax, je l’ai regardé droit dans les yeux.

    • De la reconnaissance. C’est tout ce que j’attends.

Au pied du graphe qui faisait bien quatre mètres de large, une conférence de presse avait été improvisée. Les questions fusaient, toujours les mêmes, autour de l’identité de l’auteur. Le petit gros se piquait au jeu et, en vrai professionnel, éludait les questions tout en vantant les mérites de ce Bouddha de l’art comme s’il était le porte-parole d’une nouvelle religion. Il affirmait sans rire que Richard Killroy attendait de nous que l’on poursuive son travail. Aujourd’hui plus que jamais, nous avions non seulement le droit mais le devoir de nous exprimer.

C’est alors que j’ai demandé la parole.

    • Connard ! pourquoi ne leur dis-tu pas la vérité ?

Le petit gros s’arrêta, interloqué.

    • Pourquoi ne leur dis-tu pas que Richard Killroy ainsi que le graphe que tu présentes comme une œuvre originale sont en réalité tirés d’un roman que j’ai écrit voici cinq ans.

    • Que voulez-vous dire ?

    • Je veux dire que tu es un imposteur, toi et le narvalo qui t’emploie ! À moins que ce soit l’inverse.

    • Arrête de déconner, Fox! s’interposa Max.

    • Toi, ta gueule, gros lard ! Vous allez entendre parler de moi, vous deux. Je vais vous poursuivre pour plagiat et collaboration au plagiat en bande organisée !

    • Ce que vous venez de dire est faux, répliqua le porte-parole.

    • Laisse tomber, rétorqua Max. Il est surtout jaloux du succès de Killroy. Sous prétexte qu’il a commis un petit bouquin sur le sujet que personne n’a lu, il se croit autorisé à déverser sa bile sur les autres. Tu es un vieux aigri ; un has been. Tiens, j’ai trouvé une phrase poétique pour décrire ton mal-être : « Tu croupis dans le vinaigre de ton ressentiment !»

Je me suis levé de table, furibond, mais Max continuait de plus belle.

    • Veux-tu que je te dise qui tu es, petit fumier ? Et je n’ai pas peur de le dire ici devant les copains et le public, depuis le temps que je te vois rôder autour de nous quêtant un peu de notre attention comme un caniche. Tu es un raté ; un raté, doublé d’un pisse-vinaigre, entends-tu, et tu…

Je ne lui ai pas laissé le temps de terminer et lui ai sauté à la gorge. Une échauffourée s’ensuivit qui dura bien une dizaine de minutes. Il a fallu se mettre à plusieurs pour me faire desserrer mes mains autour du cou de Max. Quelques minutes plus tard, un fourgon de police arriva. Je me suis retrouvé à l’intérieur, à demi-inconscient. Et mon arcade sourcilière en sang. Malgré la douleur et les muscles contusionnés, j’étais content. J’avais fait ce que j’aurais dû faire depuis longtemps. Ce salaud avait bien mérité mon poing dans la figure.

Catégories : Actualité

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