« Ecrire gothiquement » disait Rabelais en son temps!
Qu’est-ce à dire ? Et bien pour moi cela veut dire écrire avec la conscience du nouvel espace typographique qui rend toute le savoir du moment co-présent dans la même sphère unifiée par cette technologie. Mais écrire « numériquement », est-ce la même chose ?
D’aucuns pourraient l’affirmer. Il est vrai qu’aligner des mots sur un support renvoie à une maïeutique gémellaire : tirer hors de soi.
Distinguons d’abord le mouvement de l’écriture qui est double comme la langue et le langage. En effet dès lors que les mots (la plus petite unité de sens) sont arrachés du néant intérieur, il s’exposent sur la scène du monde (la page blanche) et peuvent donc être l’objet de spéculation et d’interprétation. C’est là où la singularité d’une parole se doit de frayer son chemin, de résister aux forces de la langue qui veulent la rabattre vers le plus petit commun dénominateur.
Cette entreprise d’uniformisation est normale car c’est la compréhension qui en l’enjeu. Il s’agit d’éviter l’équivoque et de coller le plus possible au réel. Ah ! Le réel ! C’est pourquoi les mots tendent à être réduits à leur plus simple expression, c’est-à-dire à une seule acception. Mais ce qui peut se comprendre dans le cadre temporaire d’une conversation ou d’un écrit à caractère scientifique ou utilitaire ne l’est plus lorsqu’on s’en sert pour manipuler la parole et lui donner le sens que le pouvoir agrée. L’idéologisation de la langue est alors en marche. Cet appauvrissement qui était naguère le fait des pouvoirs totalitaires est aujourd’hui généralisé.
Les moyens de communication modernes ( Internet 2.0…) et le détournement colossal, au lendemain de la chute du Mur de Berlin, de la démocratie et des techniques de la parole (du convaincre) qui lui sont associées, l’expliquent en grande partie. Le triomphe de la démocratie consumériste s’est imposé de la sorte. Hors du marché, point de salut.
Le grand détournement
Ce détournement qui s’est fait au nom de la liberté (du plus fort ) a comme conséquence de réduire de fait les espaces de liberté en isolant chacun dans sa bulle. Résultat : il n’y a plus d’espace commun : il n’y a que la relation dominante et binaire du producteur au consommateur, du pouvoir à l’individu. Baudrillard et avant lui Benjamin l’avaient prédit. En ce qui me concerne, je l’ai éprouvé de manière aigue au milieu des années 90 et autour de moi plusieurs amis constataient la même chose. Le site www.combats-magazine.org a été ma réponse à ce rétrécissement
L’Observatoire de la diversité culturelle devait accompagner cette agora numérique qui me semblait être désormais le nouvel espace commun. C’était en 2002. L’émergence d’une république transnationale basée sur des présupposés culturels, voire transculturels en était l’enjeu. L’initiative était évidemment insuffisante, une goutte dans l’océan, pour faire résistance. Il fallait aussi agir dans l’espace public. C’est ce que nous nous sommes employés à faire avec d’autres à partir des années 2007. Cela continue. Mais c’est une autre affaire.
En ce qui me concerne il fallait continuer à écrire, c’est-à-dire à publier même si ta parole n’est pas inscrite dans un circuit commercial ou éditorial accrédité. Je pensais jusqu’ici obvier à cet obstacle en persévérant dans la voie qui je m’étais tracé. Mais c’était sans compter du glissement progressif des lecteurs vers d’autres formes d’agoras qui n’étaient plus réticulés prioritairement par l’imprimé. D’où ce sentiment de vide, et d’angoisse d’immobilisation progressive que tout un chacun ressent aujourd’hui. «Circulez il n’ y a rien à voir». Vielle stratégie des pouvoirs ? Possible. Il n’empêche que cette atmosphère de raréfaction a des effets qui jouent sur la confiance du vouloir vivre ensemble et amplifient la sinistrose généralisée.
Que me reste-t-il donc ? L’écriture en ligne ? Pas tout à fait. Une écriture en complément avec l’imprimé. Bien. Ce n’est pas un pis aller, non ; mais cela demande de la disponibilité, du temps et … on n’écrit pas en ligne comme on écrit sur le papier. C’est évident. Alors quel ton adopter ? Quelle est la bonne distance ? J’aimerais avoir l’exacte mesure de la conversation, raconter une histoire. Oui mais laquelle ? Storytelling ? Et moi qui a tendance à pratiquer l’écriture en ligne comme s’il s’agissait de celle du papier . Et de plus j’écris lentement, très lentement. Cela me prends plus de temps pour me corriger que pour écrire. Alors, on est pas sorti du bois ! Mais écrire sur écran qu’est-ce que ça change ?
Inutile ici de refaire l’histoire de l’écriture. Si l’essentiel est de former un texte qui a un sens, ce sens demeure en bonne partie influencé par celui à qui il est destiné. C’est là qu’entre en jeu la technique: la langue proprement dite (grammaire, syntaxe, rhétorique …), le support ( codex, livre imprimé, en ligne), la diffusion ( vendeurs ambulants du moyen âge, points de vente…). Mais ces techniques de reproduction ne sont pas innocentes et modifient à leur tour non seulement la manière de former ces phrases mais aussi de les faire apparaître.
L’oeuf ou la poule
Mais qui vient en premier : le lecteur ou le support ? Les deux voyons. Car le second est déjà l’apanage du pouvoir et enfante le premier. Normal. L’acte de rendre public (la publication) suppose l’existence d’une scène, d’une communauté de lettrés susceptible de comprendre, d’apprécier et de commenter les textes écrits. Cette communauté, réunie en Cour autour d’un prince, autorisait jadis la circulation de manuscrits et des copies correspondantes. L’existence de cette communauté, peu nombreuse mais influente, car directement branchée sur le pouvoir, décline son influence sur un support qui lui est propre. Cela peut être la langue comme cela est arrivé au moyen-âge lorsque les parlers populaires en Europe se sont émancipés du latin. Au XVIe siècle ce fut l’imprimé qui a permis de fixer la norme linguistique et typographique et d’unifier un espace politique. Plus nombreuse, créative et structurée, était cette cour, plus rayonnante était sa parole, sa norme linguistique. C’est ce qui fait regretter à Dante en 1304, l’inexistence en Italie d’une cour susceptible d’imposer une norme » curiale » qui serait être à la fois le fait du Prince et du poète. C’est ainsi que le poétique est lié au politique, la langue de la culture à la langue du droit et de la cité.
Le poétique et le politique
Les grands livres fondateurs (la théogonie, la Bible, l’Enéide…) sont souvent les fruits de cette collusion. Elle peut donner un grand moment de civilisation surtout lorsqu’il s’agit de créer de l’unité territoriale, voire administrative pour légitimer et affirmer un pouvoir émergeant sur un autre vieillissant; mais c’est aussi un instrument de sélection et de domination qui exclut ceux qui ne la parlent pas. C’est ainsi que les patoisants ont été marginalisés dans la nouvelle configuration de l’Etat-nation qui succédait à l’état monarchique. A chaque passage de témoin, d’un régime techno linguistique à l’autre, des écrivains balisent les nouveaux territoires. L’appellation quelque peu trompeuse de « littérature nationale » vient de là. La question pour un écrivain est de savoir quel est/sera son lectorat. Aujourd’hui l’espace de la graphosphère n’est plus l’organisateur de l’espace politique. L’écrivain doit donc se déplacer sur un autre terrain pour retrouver son lectorat perdu.
Lectorat de proximité
Certains diront que c’est une question fallacieuse car le lectorat le plus fidèle d’un écrivain est toujours celui qui lui est le plus proche. C’est d’ailleurs sur ce lectorat de proximité sur lequel table un éditeur même si l’auteur s’en défend. Jorge Luis Borgès ne disait-il pas qu’il s‘adressait par ces livres à la petite communauté de ses proche et que dépasser le cap des 100 lecteurs lui paraissait inconcevable. Coquetterie d’auteur ? Non. Le lectorat d’un écrivain s’élargit par petits cercles concentriques. Comme une pierre qu’on lance dans l’eau ou une bouteille à la mer. L’idéal pour certaisn serait de parvenir à l’auto suffisance, ie à atteindre les 5000 lecteurs. Chiffre magique entendu pour la première fois dans la bouche d’Hubert Nyssen, écrivain et fondateur d’Actes sud, il y plus de vingt ans lors d’un colloque littéraire à Royaumont. C’est apparemment le point d’équilibre susceptible d’assurer une économie viable au livre et à la graphosphère de tourner en quelque sorte. Evidement c’était sans compter sur l’inflation éditoriale qui a réduit l’acheteur de bouquins comme une peau de chagrin.
Les blogues, les réseaux sociaux désormais reconfigurent cette communauté de base. D’accord mais pour quels effets et vous me lisez qu’en pensez-vous ?
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