3.
L’escalier de pierre comportait cent trente-trois marches ; elles reliaient le bas avec le haut des Lys-sous-Bois. Fox les gravissait maintenant quatre à quatre. Au-dessus, un petit promontoire permettait de voir tout l’est du Bassin parisien. Avec ses toits de zinc ondulant sous le ciel, la capitale ressemblait alors à la surface grise et bleue de l’océan. Même la rumeur sourde du périphérique évoquait le ressac de la mer.
Il s’arrêta au sommet. Ses cheveux trempés sentaient encore le shampooing. Assez de chantier pour aujourd’hui. Prendre du recul s’imposait. Tout cela était si grotesque… Cet été-là, il était parti sur la côte italienne avec sa femme. Le roman était sorti trois mois plus tôt lorsque survint ce fait divers. Nathanaël se souvint de son trouble en apprenant les circonstances de ce drame; mais il fut bien le seul. Tout le monde s’en fichait et cette affaire tomba très vite dans les oubliettes, comme son roman d’ailleurs.
Un bruissement le tira de ses pensées. La frondaison des acacias ondulait. Le vent se levait et l’agitation dans les feuillages s’amplifiait comme si tous les arbres qui bordaient le parc au-dessus du quartier des poètes avaient eu la tremblote. Fox avait l’impression que quelque chose le tirait en arrière imperceptiblement.
Qui avancera vers moi pour me trahir ? Je ne les laisserai pas faire.
Je serai plus rapide. Je suis toujours plus rapide. J’esquiverai Son
regard. J’ai plus d’un tour dans mon sac. Elle ne sait pas s’amuser…
trop sérieuse, la gamine ; je savais qu’elle était spéciale…
Ils ne m’auront pas, malgré leur force, malgré leurs complicités.
Car le hasard est mon allié. Je suis en Lui comme un gant
retourné. Le dehors est dedans et le dedans dehors. C’est
cela qui fait ma force.
J’ai pris possession de Lui et il en fait autant de moi.
Le vent s’arrêta comme il était venu. Fox se remit en marche non sans un certain malaise. C’est comme si quelqu’un lui avait chuchoté à l’oreille des mots dont la finalité lui échappait. Tout cela n’était pas étranger à la rencontre avec le policier. Il voulut chasser ces pensées d’un geste de la main comme on chasse une mouche puis il remonta la rue Vandale prolongée avant d’emprunter le passage des Panoramas avec ces jardins minuscules et ces arrangements paysagers qui n’auraient pas déplu au facteur Cheval. Il traversa le boulevard et passa ensuite devant la fontaine Wallace fraîchement repeinte avant de gravir le raidillon de la côte Renard.
Le parc de Beaumont était situé au point le plus élevé de la ville. Montmartre se trouvait à 7 km environ à vol d’oiseau. Son ami Jim prétendait que le massif des Lys constituait le double inversé, le négatif de la célèbre butte. Il avait une théorie à cet égard. Comme les mots, les lieux possèdent des correspondances mystérieuses. Il s’agit de les comparer, de les superposer pour révéler leur nature profonde. Le secret du parc, il ne le connaissait pas encore. Il savait seulement que c’était le plus ancien et le plus arboré de sa commune, le domaine ayant appartenu au comte de Beaumont, premier maire des Lys-sous-Bois. Un personnage original qui se piquait de spiritisme. Son hôtel particulier avec son jardin était ensuite devenu une institution pour jeunes filles avant d’être racheté par la ville qui l’avait transformé en centre culturel. C’est sur sa pelouse désormais que les enfants venaient gambader dans l’herbe à l’ombre d’un mobile en aluminium haut de sept mètres.
Ça sentait les vacances. A l’étage du conservatoire, des accords de piano s’échappaient par grappes. Fox s’affala sur un banc, les bras en croix. De grosses gouttes perlaient sur son front. Il avait marché trop vite. L’énervement, sans doute.
Un ballon atterrit à ses pieds, qu’un garçonnet vint chercher, mais au lieu de repartir, l’enfant se planta devant lui, l’œil soupçonneux, comme s’il avait senti son désarroi. Le petit bonhomme le fixait d’un air de reproche. D’abord Fox chercha à éviter son regard. Il se sentait vulnérable, mal à l’aise. Puis il décida de le soutenir jusqu’à ce que l’enfant s’en aille en pleurant.
– Voilà que vous faites peur aux enfants! dit une voix fluette derrière lui.
Fox se retourna aussitôt. Une dame aux cheveux argentés portait un tailleur gris boutonné jusqu’au cou, avec deux sacs de livres au bras.
-
Ah ! c’est vous, Henriette, je n’avais pas reconnu votre voix.
-
J’ai la grippe !
-
En été ?
-
A mon âge, vous savez…
Plus loin, l’enfant s’était réfugié dans les bras de sa mère.
– Je ne vous connaissais pas ainsi.
– Désolé. Mais rencontrer un commissaire de police met rarement de bonne humeur.
Il marqua une pause et la regarda.
– Il ne vous aurait pas rendu visite par hasard ?
Henriette Bourgeoys fixa le muret de briques à une centaine de mètres sur le côté. Un frisson d’effroi lui parcourut l’échine.
-
Justement, je voulais vous en parler.
Elle soupira.
-
Je lui ai répété tout ce que j’ai dit durant le procès-verbal. Cela fait cinq ans, et on vient encore me tourmenter avec cette histoire. Mon appartement a beau surplomber le parc, il est difficile de voir dans la nuit. Et puis je ne suis pas de ceux qui sont accrochés à leur balcon, non mais…
Nathanaël se souvint de ce qu’elle lui avait confié peu après son retour. La chaleur poisseuse. Le remue-ménage dans l’appartement voisin puis le cri terrifiant qui l’avait finalement tirée de son lit. Elle n’ avait pas osé ouvrir les volets. Elle essaya de se recoucher, non sans peine. C’est en ouvrant ses volets vers les petites heures du matin, qu’elle le vit.
– … un beau grand jeune homme. Nu comme un ver, qu’il était. Les brancardiers l’avaient déshabillé ; il avait une large blessure à la gorge. Quelle tristesse!
– Il n’y avait pas eu de bazar cette fois dans le parc ?
En disant cela, Nathanaël fit un geste de la tête pour désigner le fond du jardin, sous les marronniers à côté de la bibliothèque des enfants. La vieille dame secoua la tête.
-
-
Cette nuit-là, je n’ai rien entendu. A la belle saison, je laisse la fenêtre ouverte à cause de la chaleur. C’était comme aujourd’hui. Je ne voulais pas revivre la canicule de 2002.
-
Mais les voisins, eux, ne se sont pas gênés.
-
Ça oui ! Je ne sais pas trop ce qu’ils combinaient à cette heure. Ils venaient d’arriver. Un jeune couple – une Asiatique et un beur – à ce qu’il paraît. Ils habitaient le palier. Peu après, ils déménageaient.
-
Et le commissaire ne vous a rien demandé d’autre ?
-
Les yeux de Mme Bourgeoys pétillèrent.
-
-
Ma parole, vous posez les mêmes questions que lui !
-
Elle s’arrêta pour réfléchir.
– Il m’a demandé ce que je pensais de votre roman, dit-elle d’un air mutin. Naturellement, je lui ai répondu que je l’avais beaucoup apprécié.
-
-
Vous ne me l’avez jamais dit !
-
Vous ne me l’avez jamais demandé !
-
Elle ajusta sa coiffure.
-
-
C’est un peu osé mais… ce n’est pas un roman convenu.
-
Vous me le dites pour me faire plaisir.
-
Non ! Je suis sincère, protesta-t-elle.
-
Elle fit une pause.
-
-
Je lui ai dit aussi que votre récit n’avait rien à voir avec cette tragédie, hormis le fait que l’action se déroule dans le même lieu. Enfin, façon de parler. Car derrière les pseudos, tout le monde aura reconnu notre petite ville.
-
Nathanaël baissa les yeux, embarrassé.
-
Ne faites pas cette tête-là, c’est évident comme le nez au milieu de la figure !
-
Vous êtes la première à l’avoir noté.
-
Je suppose que vous allez me mettre dans votre prochain roman, dit-elle d’un ton faussement pincé.
-
Jamais de la vie ! Pensez donc !
Elle réfléchit.
-
Hum, hum. Je me verrais bien en enquêteuse, rétorqua-t-elle, je serai l’aide de votre héros puisqu’il y aura un meurtre à résoudre, je suppose, avec une histoire d’amour à la clef.
-
… Qui finit bien ?
-
Ah! ça c’est votre partition !… À moins que vous vouliez imiter le refrain de la chanson !
-
Dites donc, vous ne seriez pas en train de décrire notre histoire ?
Mme Bourgeoys rougit.
-
Enfin ! Vous ne pensez tout de même pas qu’au moment où nous nous parlons, des inconnus sont en train de guetter nos moindres faits et gestes.
Henriette se redressa, corrigea sa coiffure et ajusta sa robe.
-
Qu’en savez-vous ? Le monde n’est-il pas une scène permanente ?
-
Ce n’est pas de vous, ça ! C’est Shakespeare !
-
Celui-là, il peut bien parler ! Lui, dont on ignore encore l’identité.
Fox se pencha. Sur les dalles de grès, une colonne de fourmis portait sur le dos des miettes de pain. Il tourna la tête vers Henriette.
-
Vous croyez aux coïncidences ?
-
Je crois surtout qu’il faut croire.
Elle baissa les yeux puis les tourna vers le ciel.
-
Aujourd’hui, on croit trop ou pas assez. C’est pourquoi tout s’en va à vau-l’eau. Moi, j’ai la foi. C’est ce qui me tient. Mais je ne veux pas l’imposer. Je sais qu’il y a des choses qui me dépassent et que je ne pourrai jamais comprendre. Les coïncidences, ce sont des signaux qui viennent d’ailleurs pour nous dire que quelque chose n’est pas résolu.
Elle marqua un temps d’arrêt.
-
Et vous, Nathanaël, à quoi croyez-vous ?
Fox se redressa.
-
Je ne sais pas, aux mots peut-être que l’on jette comme un filet de pêcheur sur ce qu’on appelle la « réalité », en espérant lui arracher quelques bribes de vérité.
Elle sourit.
-
En somme, vous croyez au langage alors que moi, je crois en Dieu. C’est peut-être la même chose.
Elle regarda l’heure puis se leva.
-
On parle, on parle, mais je dois préparer mon goûter. Des amies viennent jouer au Scrabble, cet après-midi. En tout état de cause, vous pouvez compter sur ma discrétion, dit-elle d’un ton complice.
Elle s’éloigna, légère, ses livres sous le bras, longeant les hautes grilles du parc qui étincelaient au soleil. Les travaux entrepris pour les ériger avaient conduit à déplacer l’espace pour les poubelles. C’est là qu’on l’avait trouvé. Il était mort à l’âge des rock stars. Mais lui, c’était un anonyme. D’ailleurs, on ne savait même pas son nom. Il n’était pas mentionné dans l’article. Et lui, Nathanaël Fox, ex-peintre, primo-romancier en instance de divorce et tout nouveau psychothérapeute en quête de clientèle, allait résoudre l’énigme ? !
De nouveau s’imposa dans son esprit l’impression d’arriver trop tôt ou trop tard. Ce sentiment faisait irruption toutes les fois qu’il se trouvait à la croisée de chemins. Il se souvint qu’il était justement dans cet état d’esprit au moment de la rédaction de son livre.
Champion des premières sans lendemain, voilà comment on aurait pu le définir, comme la publicité des sites coquins de « rencontres sans lendemains »! C’était le début de l’été, et il se sentait désœuvré. Et lui qui voulait faire de l’aménagement de sa maison le jalon de sa nouvelle vie… C’était raté : la survenue du commissaire Marleau avait tout chamboulé. Il se leva soudain puis se rappela qu’il n’avait plus de pain.
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