13.
Sur l’écran de l’ordinateur apparurent des strates de vert en grands aplats dansants. Leur succédèrent les frondaisons éblouies de soleil, un étang filmé dans un angle improbable, un fragment de ciel scandé par le halètement d’une respiration.
– David, tu me donnes le mal de mer !
De grandes jambes poilues dans des sandales crevèrent l’écran, accompagnées d’une voix nasillarde.
– Ça ne te rappelle rien ?
Dans la succession saccadée de perspectives tronquées, d’arbres en enfilade, Nathanaël eut un pincement au cœur; il reconnut le parc Lafontane. Sa jeunesse repassait ainsi devant ses yeux. A l’époque, son logement se trouvait au pied de ce grand espace vert de l’est de Montréal.
– Ne dis rien ; tu n’as encore rien vu !
Brusquement émergea une scène en plein air. Il y eut des applaudissements. L’image sautilla encore, comme si David montait sur un gradin, puis le silence s’imposa tandis que montaient les harmoniques scintillantes et graves du clavecin. Nathanaël n’eut pas de peine à reconnaître le jardin de verdure qui jouxtait l’étang et aussi les premiers accords des Barricades mystérieuses de François Couperin. Une jeune femme exécutait le morceau avec maestria devant la foule recueillie.
– N’est-elle pas magnifique ? chuchota David. Un beau visage ovale tout à sa tâche remplit l’écran. Elle était concentrée et sa peau très blanche répondait à sa chevelure blonde ramassée sur sa nuque en un sage chignon.
– Magnifique ! La fille autant que la musique.
Nathanaël fit une pause.
Je comprends mieux pourquoi tu veux rester là-bas!
Il y eut encore un long moment de silence pendant lequel la musique répondait au bruissement du vent.
Elle s’appelle comment ?
Anna Joe.
Elle n’est pas de Montréal ?
Non, elle vient d’arriver de Norvège. En fait, elle est américaine.
Où l’as-tu rencontrée ?
A un arrêt d’autobus dans l’ouest de la ville. Tu t’imagines, elle parle cinq langues !
Dis donc, grommela Fox, tu n’étais pas supposé apprendre l’anglais, toi ?
Arrête, p’a ! rétorqua David.
Des murmures de réprobation se firent entendre autour.
Je vais m’éloigner pour te parler, dit-il un ton plus bas. Anna en a encore pour vingt minutes.
Et tu ne vas pas rester jusqu’à la fin du concert ?
Je l’ai entendu dix fois déjà !
Il y eut encore le bruit des pas ; la musique s’éloignait puis il vit les doigts de son fils coincer la tablette sur une table de pique-nique.
Tu n’as pas peur que ça tombe, ton truc ?
Je le fais souvent.
Avec tes potes des Lys, encore ?
Le regard de David devint fuyant.
Pas seulement.
Nathanaël secoua la tête.
Maintenant, que comptes-tu faire ?
Eh bien… devenir imprésario !
Quoi ?
Agent d’artiste.
C’est pour elle ? Mais tu ignores tout du métier !
Je vais apprendre.
Tu ne devais pas t’inscrire à la fac en journalisme à la rentrée?
Je ne me sens pas capable. Je n’ai pas le niveau.
Arrête tes conneries. Tu l’as largement.
Je ne suis pas un intello comme toi, p’a.
Il ne s’agit pas de ça, mais de savoir ce que tu veux faire vraiment.
Je te l’ai déjà dit.
Tu te fous de moi !
Je suis sérieux. Je suis en train de constituer mon réseau. Ce concert, c’est moi qui l’ai planifié.
Mais en attendant, comment vivras-tu ?
On se débrouillera.
Je te préviens, ta mère veut te couper les vivres. Ce que je te donne ne suffira pas car je ne suis pas encore installé pour travailler.
T’inquiète.
Justement, je m’inquiète !
Tu es drôle. Ne m’as-tu pas répété de ne jamais renoncer à ses rêves ?
Mais pas de succomber à une tocade.
Anna Joe n’est pas une tocade. Je l’aime!
Oui, aujourd’hui, mais demain ?
Arrête de projeter tes propres échecs sur moi. Est-ce ma faute si maman et toi vous vous êtes séparés ?
Ne détourne pas la conversation, veux-tu !
Je ne la détourne pas, je te rappelle simplement que tu as changé de pays parce que tu l’avais rencontrée !!! Et tu t’inquiètes de moi maintenant ??? Je rêve !
Mais c’était une autre époque. Aujourd’hui, c’est différent.
C’est pareil ! Il y a toujours des connards qui te prédisent que tu es un raté si tu ne fais pas comme les autres. Mais moi, je ne veux pas faire comme les autres. Je veux faire comme… comme toi !

Nathanaël aurait voulu réagir mais il se rendit compte que c’était peine perdue. Dans le fond, il savait que David avait raison. Il se contenta de hocher la tête. Ils se regardèrent un moment comme des chiens de faïence à plus de 4 000 km de distance. David avait changé, mûri. Quelques mois à peine avaient suffi. Son regard pointait maintenant vers le ciel. Il était contrarié. C’était sa manière de l’exprimer, Nathanaël le savait.
Que fixes-tu ainsi ?
Un vol de mouettes.
Par la tablette numérique, il percevait leurs piaillements qui se mêlaient aux cris des enfants : une tapisserie sonore qui lui rappelait le temps où il fréquentait lui aussi ce parc. Un ballon multicolore rebondit sur la table et faillit renverser le mobile. Un petit blondinet s’approcha, s’empara du ballon et disparut aussitôt.
Il ne dit même pas merci, s’étonna David.
Tu faisais pareil quand tu étais petit.
Tu veux toujours avoir le dernier mot.
Je suis ton père.
Ça, je l’avais compris.
Il y eut un autre moment de silence entre eux.
Excuse-moi. Je suis à cran. Il m’arrive toutes sortes de choses.
Je t’écoute.
Et en quelques mots, il le mit au courant de ses mésaventures en éludant l’aventure avec la prostituée. David écouta attentivement ce que racontait son père qui conclut en lui demandant s’il connaissait Driss Yacine. David hocha la tête.
Mais il était pourtant dans le parc cette nuit-là du 6 août.
David leva les yeux au ciel.
Mais tout le monde sautait la barrière ! Des gens des Lys comme d’ailleurs.
Nathanaël devint soupçonneux.
Toi aussi, David ?
Il le vit hocher la tête.
Mais bien sûr ! Il y avait même Hadrien…
Le fils du maire ?
Evidemment ! Et Marc, Gilou, Bébert, Pat…
Que faisiez-vous donc ?
On buvait des coups. On fumait des joints. On se racontait des histoires. On lutinait les filles. On déconnait, quoi.
C’est tout ?
Mais enfin, qu’est-ce que tu crois ? Qu’on faisait des messes noires ???
Nathanaël se gratta la tête.
Tu es sûr ? Tu ne me racontes pas de bobards.
David leva à nouveau les yeux vers le ciel.
Pourquoi je t’en raconterais ? Ce que faisait ce connard dans le parc cette nuit-là, je n’en sais foutre rien. En tout cas, personne de notre bande n’y était. C’était l’été, souviens-toi. Une bonne partie d’entre nous était parti à Bayonne.
Bizarre. Alors pourquoi ce flic me colle ce cadavre sur le dos ?
Mystère et boule de gomme !
Un long silence s’installa entre eux.
À propos de souvenir, j’ai rencontré une femme qui te connaît. C’est la mère d’une soprano qui travaille avec Anna Joe.
Comment s’appelle-t-elle ?
Corine, Treber ou Weber. un nom comme ça…
Corine !
En prononçant ce prénom, une nuée de souvenirs submergea Nathanaël : la bande d’amis, les FR, la revue. Corine en était la cadette. C’est à cette occasion qu’il avait fait sa connaissance. Brusquement, il avait été happé dans une sorte de tourbillon où se mêlaient les couleurs flamboyantes de l’automne, la pluie et le soleil à travers les nuages…
Papa ? Papa ? Es-tu là ?

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