Fox ne voulut pas ouvrir tout de suite l’enveloppe kraft laissée par Myriam, d’autant que c’était la seconde « pochette-mystère » qu’il décachetait en deux jours ! Il craignait qu’à l’instar de la lampe d’Aladin, un malin génie ne s’en échappe et l’embrouille à nouveau. Or la conscience claire était essentielle à la conduite de son action.
Il chercha un environnement approprié qui lui servirait d’écran ou de contre-feu. En tout état de cause, le seul endroit qui lui semblait le mieux à même de neutraliser l’effet pernicieux que pouvaient présenter ces notes – on ne savait jamais ! – était précisément là où le corps de Driss avait été découvert : le parc de Beaumont.
Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu’il arriva devant le grand mobile de l’oiseau de métal. L’artiste avait voulu imiter Calder mais l’ensemble, constitué de tubes d’aluminium, était tout en angles obtus et solidement rivé à trois blocs de ciment coulés dans la terre. Rien à voir avec la diaphane légèreté du génial Américain.
Ah, si cet oiseau de malheur pouvait parler ! soupira Fox. Devant lui, les enfants étaient descendus de l’oiseau métallique et jouaient au foot sur la pelouse ou dans les allées. Sur le banc attenant au sien, derrière le couloir vitré de la bibliothèque, quelques mères trentenaires échangeaient sur l’imminence de leurs vacances. La journée se prolongeait nonchalante. Dans l’aire de jeux, des enfants glissaient dans le toboggan ou se balançaient ; certains, plus hardis, s’agrippaient à une sorte de toile d’araignée de cordes grossières.
Lui aussi se trouvait au centre d’une toile mais, contrairement aux enfants qui finissaient par retomber sur leurs pieds, il avait l’impression d’y être immobilisé par une volonté supérieure à la sienne, incapable de bouger. Qui lui porterait le coup de grâce ? Judith, sa propre femme? Myriam, la belle enjôleuse ? Ou encore Marleau, son ombrageux challenger ? L’imaginer ainsi en funambule en train de faire des pointes sur un hypothétique filet tendu entre ciel et terre le fit pouffer de rire.
Il prit alors l’enveloppe et versa son contenu sur le banc. S’en échappèrent un petit cahier de notes relié en cuir aux motifs dorés dont la moitié des pages avaient été arrachées, quelques brouillons de lettres, le rapport de l’agence de détective avec en annexe le rapport de police et l’acte de décès auquel s’ajoutaient une brève et une photo. C’était le portrait d’un homme jeune, sur un balcon, portant une chemise blanche et les cheveux mi-longs, qui regardait au loin, l’air nostalgique. Il le reconnut tout de suite : le même regard que celui de sa sœur. Au dos était griffonné d’une écriture nerveuse : « Driss, sur le balcon, Paris 2004 ». En revanche, il ne lui trouva aucune ressemblance, même lointaine, avec le héros de son roman.
Le rapport de l’agence ne fut pas moins éloquent. La bio de Driss illustrait à merveille l’itinéraire méritant d’un jeune surdoué issu de l’immigration. Né à Bondy, Yacine s’est vite fait remarquer par une scolarité hors du commun et son tempérement colérique. Le programme « banlieues » de Sciences po lui avait servi de tremplin. Il terminera dans les premiers de sa promotion. Sa thèse portait sur les théories du changement : l’Europe du XVIe siècle et le monde. Dans la foulée, il fut embauché un temps au cabinet du ministère des Affaires étrangères.
Ses relations avec les femmes étaient aussi compliquées. Le rapport mentionnait des relations en pagaille mais aucune de stable, sauf une en 2002 avec une camarade de promotion, une certaine Julie avec laquelle d’ailleurs il avait partagé un appartement. C’est elle sans doute qui avait paraphé la photo.
Après, on le retrouva aux Etats-Unis où il travailla quatre ans ; il revint précipitemment en France et enseigna brièvement au lycée avant d’être recruté par la direction des renseignements généraux. Sa mort était survenue juste avant sa prise de fonction. L’autopsie conclut à un suicide, par sectionnement de la carotide.
Le rapport resta vague sur les causes de sa mort. Quelques pistes furent évoquées dont celle du dépit amoureux et une tendance à la dépression. Ce qui lui avait déjà valu des séjours prolongés en HP. Certains anciens collègues le disaient particulièrement affecté par son licenciement. En effet, l’agence qui postulait pour le renouvellement d’un contrat avec le Pentagone aurait estimé ne pouvoir conserver dans ses rangs un employé dont l’origine et le nom risquaient de compromettre leurs chances. Interrogée, la direction de la société avait jugé « farfelue » cette conclusion et expliquait que c’est pour des raisons d’incompétence et d’absentéisme que Driss Yacine avait été remercié. Le rapport s’achevait abruptement sans proposer de pistes de réflexion, ni faire de rapprochements entre sa mort subite et son embauche par la DRG.
Fox referma le dossier et se passa la main dans les cheveux. En fait, les rédacteurs du rapport n’avaient fait que reprendre les conclusions de la police qui étaient d’ailleurs annexées ! La belle Myriam avait dû payer le prix fort pour ce rebâchage.
Fox feuilleta le cahier. Pourquoi ces feuillets manquaient-ils ? Qui les avait arrachés ? Driss ou quelqu’un d’autre qui ne souhaitait pas que leur contenu soit révélé ? Le reste présentait des listes de courses, quelques notes, des rendez-vous d’embauche. Il y avait aussi le sommaire de choses à faire ainsi que les titres de livres à lire : intitulés ornés de dessins pornographiques dont certains particulièrement réussis. Puis, égrenées au fil des pages, des dates avec l’adresse de sites de rencontres, de cafés et des prénoms de femmes : Nancy, Edwarda, Priscilla, Rosalie…
Nathanaël sourit. Non content de les baiser, il les évaluait en fonction de leurs performances avec un système d’astérisques. Rosalie, par exemple, était la plus étoilée ! Mais difficile de reconstituer un itinéraire avec ce fatras d’écriture en pattes de mouches et de rendez-vous coquins, glanés sur Internet. C’est alors qu’une date retint son attention, elle était griffonnée à la va-vite à l’avant-dernière page du cahier, dans un coin, comme un pense-bête : 7 août. Et juste à côté, à peine visible : l’adresse du parc. Il n’y avait pas d’heure ni de prénom de femme, cette fois. Fox relut plusieurs fois le carnet pour vérifier de ne pas omettre de détails.
Quelque chose de sa vie lui échappait, comme cette enquête. L’histoire de ce roman qui rebondissait cinq ans plus tard ressemblait fort à un retour du refoulé. Qu’avait-il donc mis au jour dans son livre qu’on lui demandait aujourd’hui de tirer au clair ? Quel secret avait-il débusqué ?
Fox se gratta furieusement la tête : répondre à cette question, c’était aussi interroger sa propre motivation. L’une et l’autre se trouvaient par trop intriquées pour les résoudre avec sérénité. C’était comme si Driss était son double. Et il l’était sans doute. Il se redressa. Basta !
La colère contre lui-même se calma. La priorité était de résoudre le « problème Driss » avant la rentrée, sinon sa nouvelle carrière s’en trouverait compromise. Nous étions à la fin juillet, il lui restait quelques semaines pour tout boucler.
Il se passa à nouveau la main dans les cheveux. Par quoi devait-il commencer ? L’hypothèse qu’il puisse y avoir un blog était battu en brèche par le rapport qui attestait son absence des réseaux sociaux ; au point que Nathanaël se demandait s’il fallait reprendre l’enquête du détective privé de zéro. Il n’avait pas l’expérience, ni le temps ni l’énergie d’un privé. Il se devait de trouver une autre manière, complètement différente, mais laquelle ? Il en était là dans ses réflexions lorsque Mme Bourgeoys traversa son champ de vision, plongée dans un livre.
-
On ne dit pas bonjour aux amis ?!
La vieille dame s’arrêta net, se retourna et sourit.
-
Excusez-moi, Nathanaël, j’étais dans mes pensées.
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Vous n’êtes pas partie en vacances?
-
Vous savez bien que je les prends à la rentrée. À mon âge, mieux vaut profiter de l’arrière-saison, c’est moins cher et plus calme. Et vous?
-
Je dois d’abord terminer mes travaux avant la rentrée, et je ne sais pas comment y arriver…
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Je connais un excellent menuisier qui serait disponible : il fait tout. Je l’ai fait travailler dans mon appartement. Une perle ! Si vous voulez, je vous donnerai son numéro.
Fox acquiesça.
-
Qu’est-ce qui vous passionne tant dans ce livre ?
Elle regarda autour d’elle et se rapprocha discrètement.
-
Justement, j’allais vous en parler.
Elle chuchotait comme si elle était sur le point de confier un secret.
-
Vous avez entendu parler du comte de Beaumont. Dans la réserve de la bibliothèque, on a retrouvé trois exemplaires de ses Mémoires. On a publié un article dans le journal communal à ce propos. Comme l’histoire locale est un peu mon dada, je me suis fait mettre un exemplaire de côté. Il y a un passage qui peut vous intéresser. Lisez.
Intrigué, Fox prit le vieil exemplaire dans ses mains et commença à lire. Dans ses Mémoires, le comte évoquait une séance de spiritisme particulièrement houleuse où une participante avait vu le corps d’un homme dans le jardin. La description du lieu où on avait trouvé son cadavre ainsi que l’aspect physique de la supposée victime correspondaient point par point à l’« affaire Driss ». Bien sûr, à l’époque, on ne trouva aucun cadavre. Fox voulut prendre des notes sur son calepin, mais Henriette l’en empêcha.
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Ne vous donnez pas cette peine. Je vous ai fait faire une photocopie.
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Vous aussi, vous êtes une perle !
Il feuilleta à nouveau le livre, cherchant quelques indices supplémentaires.
– Tout ça est très curieux. Je pourrais vous l’emprunter ?
Henriette acquiesça d’un air entendu.
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Je ferai mieux. Je vous écrirai une note pour faire avancer « notre » enquête.
Néanmoins, un détail semblait encore la chiffonner.
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Vous n’avez rien remarqué d’autre ?
Elle le regardait, anxieuse.
Fox haussa les épaules.
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Tout est curieux dans cette histoire : la coïncidence, les lieux, la ressemblance physique…
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Je ne parle pas de ça ! Je veux parler de la date de l’expérience spirite !!!
Le front de Fox se plissa. Il rouvrit le livre. La relation était datée du 7 août 1908.
Mon nom éclate dans la ville
avec son éventail de couleurs hallucinées.
Ma signature griffe
le moindre espace libre.
Tout le monde connaît mon nom
Mon nom est un masque.
Je le porte pour choquer, pour provoquer
À travers lui, j’observe
J’ai beau faire, ils m’ignorent
ils me dédaignent en secouant la tête
Ils ne font pas attention à moi
J’ai beau faire, je suis invisible pour eux
Seuls ceux qui sont comme moi me reconnaîtront
Je le perçois à leurs yeux qui pétillent
Sur les lèvres, s’esquisse un sourire radieux
Ils savent que je suis des leurs
C’est notre secret au vu et au su de tous
Nous sommes de la même famille
Nous appartenons au même jeu
Eux et moi.
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