Le pavillon se trouvait dans le quartier du parc de Beaumont. Au début de leur mariage, Fox l’avait déniché dans les pages du Particulier à Particulier. Son atout, c’était le jardin. Aujourd’hui il était en jachère. Le gazon n’avait pas été coupé et les hortensias avaient séché sur pied. En revanche, un sureau s’était invité sans crier gare au beau milieu du terrain, entre le poirier et les lilas, jusqu’à leur faire de l’ombre. Ses fleurs blanches attiraient les oiseaux qui se posaient sur les branches dans un lourd bruissement d’ailes. Plusieurs fois, il avait conseillé à Judith de le couper, mais elle avait fait la sourde oreille et, comme il ne voulait pas ajouter un autre sujet de querelle entre eux, il n’avait pas insisté.

C’est là, sous l’auvent du jardin, que Judith l’attendait. Une théière et deux tasses étaient posées sur la table de teck gris. Elle versa le thé sans mot dire. Nathanaël était toujours surpris de son étonnante jeunesse. Elle avait conservé sa taille de jeune fille. Ses yeux étaient toujours aussi intenses : deux pierres d’onyx sous de longs cils noirs. Mais des rides étaient apparues sous les paupières et dans le cou.

Nathanaël évita de la regarder. Depuis qu’ils n’étaient plus ensemble, il se trouvait mal à l’aise devant elle. Quel comportement adopter ? N’était-il pas redevenu un étranger dans cette maison qui avait été pourtant la sienne ? D’ailleurs il ne la reconnaissait plus. Judith avait modifié l’ordre du salon et avait changé les meubles ainsi que la table de cuisine. Cette fameuse table, héritage du grand-père, autour de laquelle ils s’étaient disputés tant de fois.

Judith avait posé sa tasse.

– Je ne t’ai pas appelé pour parler du divorce.

Une grimace involontaire tordit le visage de Fox.

– David veut rester là-bas, précisa-t-elle.

Nathanaël la fixa.

– Je m’en doutais, mais pourquoi diable ne m’en parle-t-il pas ?

Judith soupira.

– À ton avis ?

– Il demande de l’argent ?

– Oui.

– Il peut aussi travailler. Le coût de la vie n’est pas aussi cher là-bas.

– Peut-être, mais au début il faudra casquer. Et moi j’ai assez donné. Il n’est pas question qu’il reste là-bas.

– Je l’aiderai.

– Avec quel argent ? Tu n’en as pas.

Nathanaël la foudroya du regard.

– J’en aurai!

Judith hocha la tête.

– Mon pauvre vieux, continua-t-elle d’un air désolé. Il y a longtemps que tu aurais dû te lancer dans la rénovation ou que sais-je ? au lieu de t’obstiner à faire l’artiste.

– J’ai changé.

Elle le regarda de haut.

– Toi, changer ? Tu veux rire ? En vingt ans, tu n’as pensé qu’à toi, à tes projets foireux. Dès que c’est difficile, tu laisses tomber… Et David, j’ai bien peur qu’il prenne le même chemin.

Nathanaël secoue la tête. Ses yeux deviennent deux fentes noires.

– Comment peux-tu me caricaturer à ce point? hoquette-t-il.

– Mais dans quel monde vis-tu? Tu as voulu un fils, une famille. Il y a des responsabilités à assumer que tu n’as jamais assumées ou si peu.

Il se leva, lui tourna le dos puis se retourna brusquement.

– Toi, en revanche, tu es une sainte. Celle qui anticipe tout.

Le ton de sa voix avait monté d’un cran.

Si je ne le faisais pas, il y a longtemps que nous nous serions trouvés dans la dèche.

Elle mit les mains sur ses hanches.

Tu penses que cela m’amuse de jouer les gardiennes, de t’empêcher de faire des conneries, te cadrer. Moi aussi j’aurais aimé vivre mes passions, prendre mon temps. Eh bien la vie, ça ne se passe pas comme ça, mon petit vieux.

Sainte Judith, priez pour nous ! dit-il en joignant les mains.

Tu es pathétique.

Non, mais tu ne t’entends pas !

La vérité: tu es un égoïste. Tu ne t’es jamais préoccupé de moi, de ce que je ressentais.

Nathanaël leva les yeux au ciel.

Ça y est ! C’est reparti pour un tour. Quand cesseras-tu de jouer « scènes de la vie conjugale » ?

Encore une pirouette, Nathanaël ! Et une de plus !

À toi, le beau rôle. Moi je suis le bouffon !

Nathanaël s’était levé.

– Tu vois, on tourne en rond ! Voilà pourquoi je veux que l’on divorce.

Il y eut un silence. Le visage de Judith s’est refermé.

– Les conditions pour le faire ne sont pas réunies, dit-elle presque chuchotant.

– C’est nouveau ! Que veux-tu dire ? s’esclaffa Nathanaël.

– Qu’il n’est pas question que l’on divise la maison en deux.

Elle poursuivit, toujours sur le même ton monocorde.

– J’estime que j’ai payé plus que ma part de la maison. Toi, avec tes ennuis d’argent, tu n’as jamais été solvable.

Fox s’était levé lui aussi.

– C’est faux ! Je l’ai payée autant que toi. C’est ton avocat qui t’a mis ça dans la tête. Je suppose que ce n’est pas tout.

Elle poursuivit, embarrassée.

– Justement, la pension alimentaire que je devrais te payer pour avoir élevé David pendant que je travaillais ne peut pas être celle que tu demandes.

– Tu rigoles. On s’était pourtant mis d’accord ?!

– J’ai toujours dit que j’allais réfléchir. Ce n’est pas pareil.

Fox secoua la tête.

– Tu as toujours voulu avoir raison ! Sois cohérente. Tu te plains que je m’entête dans une voie sans issue et dès lors que j’opte pour un autre parcours, tu me le reproches.

– Mais enfin, pourquoi es-tu venu me concurrencer sous mon nez ?

– Nous y voilà ! s’exclama Nathanaël en levant les bras.

Judith baissa les yeux.

– Pourquoi diable as-tu ouvert ton cabinet dans ta garçonnière ?

– Ce n’est pas ma garçonnière, comme tu dis. C’était mon atelier et c’est ma maison désormais.

– Tu aurais pu t’installer ailleurs.

– Où ? Je ne suis pas millionnaire!

Elle secoua la tête.

– Tu es gonflé. Non seulement tu me voles mon boulot mais tu me chipes mes patients.

– C’est faux ! Je ne t’ai rien volé du tout.

Il marcha de long en large.

– Si tu penses à ce Fernandez, j’ignorais qu’il avait été l’un de tes patients.

Il s’arrêta et la toisa, un sourire en coin.

– Tu crains de ce qu’il dira de ton travail…

– Pas du tout ! Tu peux bien te le garder. C’est un parano achevé.

– Il n’est pas parano pour deux sous. C’est un bon névrosé , tout ce qu’il y a de plus commun.

– Comme toi, je suppose, ricana-t-elle en hochant la tête.

– Nous n’avons pas la même approche.

– Justement ! On va se nuire mutuellement.

Un sourire amer tordait la bouche de Judith.

-Tu m’as bien eue avec ton petit air innocent…

-Arrête de te draper dans ton bon droit, veux-tu!

Il leva les bras.

-Je me suis occupé de David pendant que tu poursuivais ta formation. J’ai rénové cette foutue maison de fond en comble. Tu sembles l’oublier…

-C’était pour mieux profiter de moi.

-J’en ai assez entendu. Je m’en vais.

Il se dirigea vers la porte principale.

-C’est ça. Fais comme d’habitude. Barre-toi. C’est tout ce que tu es capable de faire.

Il la regarda, l’oeil mauvais.

-C’est ce que je souhaitais faire depuis un moment si tu ne m’avais pas retenu. Mais cette fois, sois sûre, je ne vais pas te sauter dessus comme la dernière fois.

Elle le regarda, étonnée.

-Ne fais pas l’ahurie, assena-t-il. Je connais ton petit jeu : « Je te hais, je te veux. » C’est fini.

– C’est toi qui devrais te faire soigner. Tu es complètement obsédé, mon petit vieux.

Elle fit un pas de biais et le fixa droit dans les yeux.

– En tout cas, je te préviens. Si tu maintiens ton cabinet, je t’assigne en justice.

– Tiens donc. Tu pourras en parler au juge directement. Nous avons rendez-vous avec lui dans un mois.

Il ne lui laissa pas le temps de réagir. Il se leva, marcha vers la porte et la claqua.

Catégories : Actualité

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