2e jour

8.

En ce petit matin du 3 juillet, le vent courbait la frondaison des peupliers, renversait les chaises en plastique, emportait les bouteilles vides, tendait la corde à linge orpheline et faisait claquer les volets de bois du premier étage. Même la radio des voisins n’était audible que par pulsions intermittentes. Dans la chambre, le vent s’insinuait sous les rideaux blancs qui gonflaient, pareils à l’écume des vagues, pour venir lécher les pieds de Fox qui, en proie à un cauchemar, hurlait dans son sommeil. Il se débattit tant et si bien qu’il tomba par terre. Appuyé sur ses coudes, il cligna des yeux : le soleil à cette heure donnait directement dans la chambre. Sa gorge était en feu. Et aussitôt il sentit le craquement sourd des branches. Sans savoir pourquoi ni comment, il se trouvait transporté dans une pinède à flanc de coteau. La chaleur était intenable. La fumée le faisait tousser. Au loin, la Méditerranée était une surface de mercure aveuglant. Les flammes l’encerclaient.

Nathanaël se leva précipitamment, mais le vertige le saisit, et il dut se tenir au bord du lit. Dans la salle de bains, il but à grande eau à même le robinet comme s’il était un rescapé du désert. Et il entendit très clairement l’ululement du sirocco. Penché au-dessus du lavabo, il tentait de reprendre ses esprits. Tout souvenir de la veille avait disparu. Il s’aspergea abondamment le visage, puis dressa la tête. Le miroir lui renvoya le portrait d’un homme qui ne lui ressemblait pas : il était beaucoup plus jeune que lui, ses cheveux étaient noirs et les traits des sa figure, très fins ; il souriait. Une méchante entaille à la gorge rejetait par intermittence un sang noir et épais. Nathanaël recula d’effroi. Le reflet de son visage apparut alors, boursouflé, hirsute, barbu. Puis à nouveau se substitua celui du jeune inconnu qui riait bruyamment. Et qui plus est, chose étonnante, son rire semblait provenir de sa blessure. Fox détourna le regard. Il se pinça pour être sûr qu’il ne rêvait pas. Il constata avoir dormi tout habillé. La transpiration et un étrange parfum bon marché lui montaient au nez.

Il se déshabilla et entra sous la douche. Sous le jet d’eau, il sentit des douleurs dans le dos : de longues griffures striaient ses omoplates. Des bouffées d’angoisse montaient en lui sans qu’il puisse les refouler ou se les expliquer. Il sortit de la douche, arracha au passage une serviette et alla dans le jardin. La lumière l’aveugla. Il se laissa choir sur l’herbe, flambant nu. Les bras en croix, il buvait la lumière qui tombait des frondaisons. Dans le ciel, les nuages couraient et il vit à leur place un troupeau de moutons qu’un chien de berger forçait à se rassembler. Il ferma les yeux. Un geai s’élança de la plus haute branche du sorbier et se transforma en cerf-volant. La respiration de Fox se ralentit au niveau de son ventre. L’angoisse avait diminué. Alors les vestiges du cauchemar lui revinrent en mémoire. Pas d’images mais des sensations. La peur vint en premier, muée en colère qui, à son tour, se transforma en angoisse incompressible. Ce sentiment changeait de couleurs : vert fluo, rouge vif, jaune, mauve. On aurait dit des halos distordus par un champ magnétique ; autant d’aurores boréales.

C’était alors que la chose apparut. Il ne pouvait lui donner de nom et encore moins de forme ou de visage. Il savait seulement qu’elle était là, c’était une sorte de vortex, de concentré d’énergie qui aspirait tout à elle et infléchissait même la réverbération de la lumière. Et cette chose avançait vers lui avec un grondement sourd, et il s’aperçut que ce grondement était le vent qui s’immisçait sous les feuilles entre les branches pour les élever puis les rabattre, brutalement, forçant les oiseaux à s’envoler. Curieusement, la peur l’avait quitté. Il observait l’évolution de son état comme un entomologue le dernier battement d’ailes d’un papillon.

La chose maintenant le saisissait car elle était antérieure à sa naissance, elle était là de toute éternité, et il devait s’y soumettre s’il ne voulait pas disparaître. Il se tourna de côté. Les larmes coulaient sur son visage. Il pleurait comme un nouveau-né. Rien n’existait que l’immense maelström d’émotions contradictoires qui s’agitaient en lui. L’herbe sur laquelle il se recroquevillait comme un fœtus exhalait l’haleine de la terre. C’est alors qu’il eut la sensation que la terre allait s’ouvrir sous son poids pour l’avaler. Il s’arracha du sol avec dégoût. Sa peau se transforma en écailles. Dans son désarroi, il crut entendre un ululement lointain et régulier. Il se rendit compte que c’était le téléphone de la cuisine. Il se précipita dessus comme un naufragé s’accroche à une bouée.

    • Nathanaël Fox ? interrogea une voix masculine et quelque peu distante, presque imperceptible. Je croyais que nous avions rendez-vous.

Alors, le portrait familier d’un septuagénaire à la barbe blanche et au regard faussement sévère remonta du chaos de sa mémoire.

  • Jim, excusez-moi, mais…

Il s’arrêta, se massa le front puis regarda sa montre. L’aiguille sauteuse égrenait les secondes et soudain il crut reconnaître une forme humaine. Elle était ligotée à l’aiguille. C’était lui, et il avait beau crier, aucun son ne sortait de sa gorge, condamné à faire pour l’éternité le tour du cadran ! C’est Jim inquiet qui l’arracha à cette hallucination.

  • Vous avez une drôle de voix. Ça va ?

  • Désolé, il m’est arrivé quelque chose.

  • Vous m’expliquerez. Venez, je vous attends.

Il y eut un blanc au bout du fil, puis la voix nasillarde se fit à nouveau entendre.

  • Vous pouvez vous rendre chez moi ?

  • Ne vous inquiétez pas.

Il prit une longue respiration.

– Je m’habille et j’arrive.

Il raccrocha.

S’habiller fut un exercice de haute voltige car ses vêtements ne cessaient de changer de forme et de couleur. La chemise se transforma momentanément en peau de serpent avant de revenir à son état antérieur ; le pantalon, une carcasse d’âne puant. Il devait absolument rester concentré. Pour rien au monde, il ne voulait manquer ce rendez-vous pour rien au monde. Son ami saura l’aider.

Jim était son « parrain » en quelque sorte. Il l’avait guidé dans le dédale des mouvements divers qui traversaient le paysage psychanalytique. Sa neutralité et sa culture lui avaient mérité le respect du milieu.

Ils s’étaient connus jadis de l’autre côté de l’Atlantique dans la petite imprimerie de son père avant qu’elle ne ferme. Jim voulait faire imprimer ses cartes de visite en caractères en plomb. Ce qui était une rareté déjà à l’époque. Ils s’étaient perdus de vue avant de se retrouver dans la capitale lors d’un colloque sur le transfert. Fox y était un simple auditeur tandis que Jim faisait depuis longtemps partie des animateurs les plus en vue de la scène analytique.

Lorsque Fox s’était ouvert à son ami de son intention de devenir thérapeute, celui-ci, comme à son habitude, l’avait laissé parler, se contentant d’opiner du chef en tirant sur son éternelle pipe de bruyère. Puis à la toute fin, lorsque à court d’arguments Fox s’était tu, Jim avait repris d’une voix douce tous ses arguments, en avait mesuré la portée et leur relation avec ce que Fox disait de son propre désir. Du coup, le livre que, des années durant, il essayait d’écrire, lui était venu sans difficulté. Ce fut une sorte de catharsis. Maintenant, c’est cette impasse qui revenait comme avant.
C’est ce à quoi pensait Fox en attendant le métro qui le conduirait chez Jim. Son angoisse s’était estompée mais des bouffées subsistaient accompagnées d’hallucinations sonores et visuelles. Les gens autour de lui semblaient marcher au ralenti et le métro qui maintenant surgissait du tunnel n’en finissait plus d’entrer en gare comme s’il remontait du tréfonds de la terre… Heureusement, le signal sonore de fermeture des portes le ramena à la réalité. Fox s’engouffra aussitôt dans le wagon et se recroquevilla sur un siège en fixant le plancher. Il semblait sans cesse immergé entre deux eaux, en une sorte d’équilibre instable. Il savait qu’en croisant le regard de ses voisins, l’angoisse le saisirait à nouveau et il craignait de partir à la dérive pour de bon. Il connaissait aussi son origine. Le souvenir de sa mère.

En la voyant, il a eu un choc. Elle était ratatinée comme une feuille séchée. Le lit était devenu trop grand. Elle semblait dans un état second. Elle s’est redressée et lui a souri. Il l’a serrée dans ses bras. Elle est restée silencieuse un moment, l’observant comme si elle cherchait à identifier ce qui avait changé en lui.

Fox leva les yeux pour voir le nom de la station qui défilait devant lui. Il était arrivé.

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