« Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tout le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! »
De cette célèbre injonction rimbaldienne, Paul Chamberland en tirera, sa vie durant, son engagement et sa méthode. La voyance qu’il revendique comme porteur de feu l’amène à écrire une œuvre radicale et parfois controversée qui lui donne une place à part dans le paysage littéraire du Québec et plus encore dans les lettres de langue française.
Pour saisir l’originalité transgressive de ce poète québécois, hélas trop peu connu hors de ses frontières, il convient de le situer dans la tradition des écrivains Re-naissants : cette lignée d’humanistes qui depuis le XVIe défendent une vision unifiée, transculturelle, harmonieuse de la condition humaine. Mais cette connaissance, devenue accessible au plus grand nombre grâce à l’alphabétisation massive et aux nouvelles techniques de transmission, comporte aussi sa face sombre, son hubris.
Objectif terre
Pour la comprendre le fruit de « l’Arbre de la connaissance du bien et du mal », interrogeons la nature de la connaissance, cette « naissance avec », engrammée dans son étymologie latine « cum nascere ». On naît jamais seul. C’est notre mère qui nous porte et nous expulse ensuite en hors d’elle en nous livrant à la gravité de la terre, à l’ailleurs. Notre condition humaine obéit aux mêmes lois biologiques ; car l’extérieur est toujours l’au-delà de ce qui nous est propre. Or qu’est-ce qui se joue hors de nous , de chez-nous, aux frontières ? Tout bonnement la mise à l’épreuve de l’identité et de son pouvoir d’agir, notre matérialité.
Le franchissement du Rubicon affirme la liberté qui se traduit trop souvent par la domination sur les êtres et les choses. « Alea jacta est ». Si le sort en est jeté, c’est que la volonté individuelle, se détachant du collectif, veut s’imposer comme nécessité. Pour le meilleur mais aussi souvent pour le pire. L’histoire de l’humanité est jonchée de cadavres sacrifiés à l’hubris des Césars, petits et grands. Leur régime a pour nom « empire » avant que la culture lui donne le vernis de respectabilité et de la civilisation.
Le pouvoir spirituel y participe à sa manière. Les valeurs d’amour et d’altérité des monothéismes dont le Christianisme a été la figure de proue, se voulait d’abord une réponse autre à ce pouvoir absolu (« mon royaume n’est pas de ce monde ») avant qu’ils ne soient récupérés par lui. Le Saint Empire romain germanique est encore vivace. Et la guerre en Ukraine (étymologiquement la frontière) en constitue le dernier épisode.
La raison du plus fort
Cette duplicité de la connaissance qui rappelle Janus, le dieu biface, est liée au cycle du temps et à la lutte de l’évolution où l’espèce la mieux adaptée s’impose sur les autres. Sauf qu’aujourd’hui les autres, l’autre, c’est la vie de la planète tout entière. Cette fois, il n’y aura pas de rémission par l’innovation technologique, politique ou matérielle, il n’y aura pas non plus de rémission spirituelle. Si rémission il y aura, elle devra s’accomplir en même temps sur ces deux plans en transformant radicalement notre manière de vivre et de penser. Comment ? En revenant aux origines.
Un parcours terrestre
C’est précisément ce que nous invite à faire Paul Chamberland. Et cela avec une constance et une intensité inédite dans les lettres modernes. Très tôt, il s’est saisi de la puissance de l’origine, Genèses (1962), titre de son premier recueil (1962) revendique déjà son appartenance à la terre. La première, c’est bien sûr l’appartenance au pays. Son second recueil Terre Québec (1964) est un manifeste pour la nation en devenir. Car il appartient en effet à cette génération d’intellectuels rassemblés autour de la revue Parti pris, de défendre l’avènement d’un Québec, décolonisé, libre et indépendant. Mais la contre-culture des tumultueuses années 60 et 70 va lui faire découvrir une autre terre au-delà du périmètre national. L’inavouable (1968), Éclats de la pierre noire d’où rejaillit ma vie (1974) Demain, les dieux naîtront (1974) scandent autant de crises existentielles dans lequel il s’égare parfois au risque de sombrer, mais qui le ramène sans cesse à ce constat incontournable : la terre est notre seule patrie et nous devons tout faire pour la préserver. L’urgence du combat pour une terre souveraine (1980) sera dès lors le sien.
Dans L’inceste et le génocide (1985) il s’ouvre, dans la foulée d’un Nietzsche, au débat pour une morale contemporaine en phase avec les bouleversements écologiques. Il la reconduira quatre ans plus tard dans Un livre de morale, Essai sur le nihilisme contemporain (1989). Mais son réquisitoire n’est pas celui de l’activiste. C’est celui d’un poète qui prend la mesure de la gravité et de l’imminence du choix que nous devons assumer collectivement. D’où l’intensité, la solennité et l’élégance de son appel qu’il dédie aux Compagnons chercheurs (1984). Pour ce faire, il pratiquera une écriture interstitielle allant de la prose à la poésie, l’un renforçant l’autre comme le géant Antée qui recouvre ses forces grâce à la terre lorsqu’ il tombe. La navette entre le sacré et le profane illustre ainsi l’hypothèse formulée par l’essayiste Northrop Frye : la naissance de la prose est un commentaire aux versets bibliques (The Great Code).
Écriture des limites
Car si on sort du lieu d’où l’on parle habituellement (profaner veut dire étymologiquement « sortir hors du temple »), la perspective change et, du coup, ce qui était caché, apparaît !
L’exemple de ce genre de profanation se trouve aussi dans le théâtre antique. À la fin de la pièce, le chœur se déplace au bord de la scène et laisse tomber le masque : on commente l’actualité de la Cité, on se moque de ses concurrents… C’est la parabase, le « pas de côte », qui plusieurs siècles plus tard donnera naissance au roman. Les lettrés qui travaillent avec cette incandescence de la langue qui les conduit à permuter la perspective ont souvent des accents prophétiques.
Prophète en son pays
Dans Le recommencement du Monde (1984), Chamberland ne propose rien de moins qu’une méditation sur le processus apocalyptique. En revisitant la gnose contemporaine, il en tire les leçons d’une ahurissante justesse pour notre temps présent. Qu’on en juge. « les multiples effets du processus apocalyptiques sont partout visibles. Les plus généraux, les plus manifestes sont : la dégradation de l’environnement planétaire et la menace d’autogénocide que font peser sur l’espèce les forces de dominance à l’œuvre » ou encore « notre ressource a été si bien égarée que tout motif qui l’évoque est aujourd’hui tenu pour une survivance « mystique » ou « idéaliste ».
Convoquant Ernst Bloch, Julius Evola, Abelio, Lautréamont, Höldernin, mais aussi Gilles Deleuze, Claire Lejeune, Edgar Morin, le poète approfondit sa quête d’une terre nouvelle, d’un royaume enfin délivré de ses fantasmes de puissance absolue et redécouvre « l’habitation d’un monde nouveau ». On retrouve les accents d’un Bruno Latour ou encore les intuitions d’un Pascal Quignard. Certes, cette clairvoyance à l’égard de la Terre agressée par la puissance de l’homme n’est pas nouvelle : on la retrouve chez Tolstoï, Tchekov, Elisée Reclus ou encore Rimbaud, mais cet abus apparaît comme une déviation de la nature humaine qu’il convient de corriger ou de racheter. Les agressions contre Gaïa, la terre en tant qu’être vivant y apparaissent de manière voilée et intermittente. Aujourd’hui le voile est déchiré. La terre a aussi son mot à dire. Et comment !Déjà des écrivains plus jeunes s’en saisissent. On pense à Camille de Toledo qui donne la parole au Rhône dans Un fleuve qui voulait écrire (2023).
Ce faisant, on mesure ainsi la constance, mais aussi l’incroyable antériorité et la justesse de l’œuvre Chamberland. Ses livres successifs vont l’accentuer. Dans au seuil d’une autre terre, (2003), il interpelle le lecteur du futur « Que sera devenue la terre à ton époque ? Selon toute probabilité, les choses se seront aggravées. Toi plus tard, moi dès à présent, nous partageons le même rêve, mais rien ne compte davantage à tes yeux comme aux miens que le dégrisement. Si nous voulons aguerrir l’espérance ». Dans intime faiblesse des mortels (1999) il réaffirme la prépondérance de la poésie comme instrument de la voyance. « Il nous faudrait avant que tout ne disparaisse, le temps/de tout nommer à nouveau, comme au commencement/dans le jardin/Mais nommer, nous le pourrions/que depuis le silence de ce qui ne ment pas. Alors sera le poème. Alors serait la Terre ».
Avec plus d’une quarantaine de titres, son œuvre trouve dans le dernier titre son point d’orgue. Halte à l’avancée de l’inhumain (Mains libres, 2024) est un ultime manifeste pour nous appeler à la résistance contre le chaos qui nous guette. Le voyant magnifique au cours de sa longue carrière et dans ses mutations diverses n’aura cessé de nous mettre en garde contre les excès de notre humaine condition afin que la terre nous redevienne familière. Sera-t-il enfin entendu ?
p.s. La majorité de ses livres ont été publiés aux éditions de l’Hexagone, Le Noroît, Parti-pris, du Préambule, Des Forges.