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La littérature jeunesse à l’épreuve du Politique

Christian Bruel est un pilier de la littérature jeunesse en France. Depuis quarante ans, il a écrit une quarantaine de titres sans oublier ceux qu’il a publiés comme éditeur du Sourire qui mord (1975-1996) puis des éditions Être (1997-2012). Parallèlement à son activité d’auteur et d’éditeur, il a consacré nombre d’analyses et de réflexions à ce secteur de l’édition. Son dernier essai « L’aventure politique du livre jeunesse » qui vient de paraître auprès des éditions La Fabrique, l’illustre avec bonheur et alacrité. Tout ce que vous avez voulu savoir sur la littérature jeunesse et que vous n’avez jamais osé demander s’y trouve ! La politique, la censure, l’idéologie, les stéréotypes, la violence sous toutes ses formes, la , les croyances, l’antisémitisme, le racisme, le corps, le genre, les normes, les manières de lire, l’utopie… En effet, cet essai réussit le tour de force de nous démontrer que la littérature et la presse jeunesse ne sont pas la cinquième et sixième roue du carrosse éditorial, mais bien les toutes premières !

Cette permutation de perspective est plus que salutaire, car elle nous permet de mieux apprécier les liens consubstantiels avec la manière dont nos sociétés dites modernes transmettent ou pas leurs valeurs. Ce n’est pas rien. Cela explique pourquoi la littérature pour adultes est partie prenante de l’équation de ce livre : « les êtres romanesques ont leurs lois, précise Jean-Paul Sartre, cité par l’auteur, dont voici la plus rigoureuse : le romancier peut être leur témoin ou leur complice, mais jamais les deux à la fois. Dedans ou dehors ». Cette sentence du maître de l’existentialisme donne l’occasion à Christian Bruel d’introduire le commentaire et la critique dans la construction du sujet et, qui plus est, du sujet politique. Seulement voilà, l’enfant est-il bien un « sujet politique ? » Mais veut-on qu’il le devienne ?

C’est bien là où le bât blesse : aujourd’hui, le mot « politique » est devenu le « grand méchant mot » ; il « convoque aussitôt une légion de spectres : la propagande, la sournoise persuasion, l’embrigadement viral… », mais faut-il l’ignorer pour autant comme une bonne majorité d’éditeurs qui «  qui ne se risquent généralement pas plus loin qu’une éducation à la citoyenneté » ? Telle est la question qui s’énonce à notre époque bien-pensante à laquelle les réseaux sociaux donnent un écho inconsidéré. Malgré les normes, quelques éditeurs saisissent le taureau (corrida oblige) par les cornes dont l’éditeur Thierry Magnier qui affirme qu’un « bon livre est forcément politique. S’il existe, s’il n’est pas un ventre mou, il prend forcément position ». Prendre position, s’engager : voilà d’autres mots que ce livre convoque. Mais Bruel ne se contente pas d’évoquer leur absence : il donne des exemples. Ainsi des livres, et des articles d’hier ou d’aujourd’hui sont recensés : ils sont autant de cailloux semés, par cet intrépide et malicieux Petit Poucet qui permettent au lecteur lambda de se retrouver dans cet univers complexe aux enjeux multiples. Mieux, ce dernier (ce fut mon cas !) s’étonnera, nostalgique de retrouver ses propres lectures de jeunesse, revues et contextualisées.

Outre la concision, la clarté, la perspective historique fait partie des qualités de cet ouvrage qui va devenir indispensable à tous ceux qui s’intéressent à ce sujet. Dès lors, il nous éclaire sur les avancées et les reculs de ce secteur éditorial qui malgré les crises demeure l’un des plus dynamiques. Voyez donc. Il générait en 2018, 674 millions € de chiffre d’affaires accaparé pour l’essentiel par trois groupes éditoriaux : Hachette, Editis, Madrigal. En 2019, il a augmentait en volume de 11 % et en valeur de 15 %. Mieux encore, il représentait en 2018, 30 % du marché total de cession de droits d’auteurs. Et devinez qui achète les titres français ? La Chine pour 32 %, la Corée pour 11 % et la Turquie pour 7 %. Hélas, en sens inverse le compte n’y est pas : en France dans ce domaine, l’achat de droits provient à près de 77 % du monde anglo-saxon ! Le rouleau compresseur de la mondialisation anglo-américaine est passé par là. Ces chiffres donnent, sans l’air d’y toucher, des indices de la « guerre culturelle » qui se déroule sous nos yeux au sens propre et figuré. Aussi, de même qu’« il conviendrait, comme le formule l’auteur, d’étudier l’articulation réelle des politiques éditoriales avec les mutations sociales en cours », il est opportun d’y ajouter la place de la littérature jeunesse hexagonale dans la mondialisation ! Cela peut paraître gonflé, certes. Mais à bien y penser pourquoi pas ? Quoique modeste, la littérature jeunesse comme la littérature tout court fait partie aussi d’une forme de Soft Power, pour utiliser un anglicisme, dont les principaux acteurs et les autorités seraient bien inspirés d’en comprendre les enjeux. Car pour une fois la créativité est à bon escient et il est bon de le dire.

On relève une foule d’informations précieuses ou anecdotiques dans cet ouvrage. On y découvre par exemple que François Hollande, Michel Rocard, mais aussi Yves Saint-Laurent ont commis un album jeunesse avec des bonheurs divers, il est vrai. On se doutait bien également que la littérature jeunesse soit la mal aimée des pouvoirs publics, concurrence oblige. Mais le plus étonnant est d’apprendre que ce n’est qu’en 2002 seulement que l’Éducation nationale a « recommandé l’usage de livres pour la jeunesse » et que le mot « littérature » lui a été officiellement reconnu. On revient de loin !

*

Il est plus que temps que les associations d’écrivains professionnels reconnaissent le travail pionnier de ces auteurs et éditeurs.  Le Pen club français, Cercle littéraire international, saisit la balle au bond en invitant Christian Bruel au débat intitulé « La littérature jeunesse, piégée par ses bons sentiments » que j’animerai le vendredi 2 décembre à 18 h au Comptoir des autrices et auteurs, Niveau 1 F7, au Salon du livre et de la presse jeunesse, 128 rue de Paris, Montreuil. Ne manquez pas cette occasion.

À bon entendeur…

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