Chronique anachronique
Cela a commencé comme une banale douleur aux lombaires et la sensation qu’une longue et fine aiguille chauffée à blanc s’enfonçait das mon flanc droit. Une sciatique s’était invitée dans mon lit et avait décidé de me pourrir la nuit et ce qu’elle me laisserait du jour. Rien d’exceptionnel, me direz-vous. Une bonne partie de notre humanité en est affectée à un moment ou un autre. C’est le tribut à payer pour être devenu ce que nous sommes : des animaux verticaux. La verticalité a transformé notre destin démultipliant notre puissance d’agir : elle libéra nos mains et fit croître notre cerveau avec les facultés qui lui sont associées (pour le meilleur et pour le pire)et la douleur qu’elle imprima à nos vertèbres. Elle nous fit descendre de la canopée pour traverser seuls la savane inconnue et incertaine. L’invention du langage procède de cette verticalité et de cette solitude.
Si j’ai décidé de donner à cette chronique le beau titre du livre de Gadda, c’était qu’il me semblait le plus approprié pour comprendre ce qui est en train de se jouer au sens propre et figuré. Tout passage à l’écrit est une tentative d’arrêter le temps, le divertir afin qu’en le débobinant, en tirant le fil, comme on devrait allonger notre épine dorsale pour la soulager, on retrouverait le bonheur perdu et la cause du mal. Le but étant de le saisir enfin, lutter contre lui, tout contre pour l’anéantir ou le pacifier afin qu’il ne devienne ce mur lisse contre lequel nos ongles n’ont plus de prise et nous obligent à renoncer. Par ces volutes tracées à l’encre noire (j’écris avec ma plume), la main voit ce que l’œil ne voit plus. Elle devient l’analogue du projecteur qui montre non seulement la douleur, mais la bande passante qui la contient. Cette bande passante se trouve autant à l’extérieur qu’à l’intérieur du corps, comme la gaine lombaire qui contient le nerf. C’est alors qu’elle se tend en allumant la brûlure : conséquence : ce qui entre dans le champ de la conscience individuelle n’est plus saisi par la projection du temps, de l’espace, marée engloutie par l’oubli, lâchant la prise instantanée du réel comme le fauve abandonne sa proie.
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Rêve diurne. Je marche péniblement dans les travées d’un chemin de fer. Derrière moi j’entends la locomotive qui au lieu de bifurquer s’avance elle aussi dans le gravillon du souterrain dans lequel je me suis engouffré. Mais la pente raide est bouchée par un mur. Affolée, je cherche un interstice à ma droite à l’intérieur duquel je pourrais me glisser. Je me réveille en sursaut.