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Borgès et l’hyperlien

L’Univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades très basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux; leur hauteur, qui est celle des étages eux-mêmes, ne dépasse guère la taille d’un bibliothécaire normalement constitué. Chacun des pans libres donne sur un couloir étroit, lequel débouche sur une autre galerie, identique à la première et à toutes…

BORGES, J.L. (1941) La Bibliothèque de Babel, éditions, folio 1986

Disons-le d’emblée Borgès n’invente pas formellement l’hyperlien[1]. L’honneur revient à Ted Nelson qui l’élabore à partir d’une intuition forte de Vannevar Bush, conseiller scientifique du président américain Roosevelt et instigateur du projet Memex (Memory Extander), première tentative de mécanisation du lien. C’est en voulant réaliser ce projet sur ordinateur que Ted Nelson formalise en 1965 un mode « d’écriture non séquentielle » qu’il désigne sous le terme « hypertexte ». Aujourd’hui Ted Nelson poursuit aujourd’hui l’élaboration du système Xanadu, un projet de bibliothèque hypertextuelle universelle fondé sur les concepts de « transclusion » et de « transcopyright » permettant de relier toute la littérature du monde entier.

Mais Borgès fait mieux qu’inventer le texte en réseau, il réactualise le texte en écho, autrement plus exigeant, qui est au cœur de l’entreprise littéraire. Il peut d’autant mieux le faire qu’il est lui-même décalé par rapport à la culture occidentale et à ses compromissions : Fils, petit-fils, héritier de l’immense mémoire européenne sur ce continent neuf qu’est l’Amérique du sud, il est en mesure de la ressaisir dans le mouvement même de sa spatialisation : c’est-à-dire en tant qu’expérience singulière, autonome et totale. Il n’ignore pas au demeurant que chaque texte, chaque réseau de signes fait lien et participe de la sorte à cette combinatoire généralisée de sens dans lequel nous sommes enfermés comme dans une prison sans murs. Les mythes, les légendes, les livres sacrés l’illustrent depuis belle lurette. La loi de l’univers est incertitude, chaos et toute entreprise d’explication, tout langage s’épuise dans sa représentation infinie.

La contribution de Borgès, c’est de démontrer cette vérité de vertigineuse manière, ô combien, sans toucher à l’édifice de la raison que l’Occident a patiemment construit. La littérature retrouve ainsi son « étrange étrangeté » de chambre d’échos, d’accélérateur de particules, qui permet de connaître le réel de l’intérieur et, ce faisant, de découvrir de nouveaux territoires. Le monde que Borgès nous propose d’explorer n’est plus newtonien mais quantique, atemporel, c’est-à-dire contemporain.

« Contemporain » comme l’hyperlien et comme le titre qu’il avait fait graver sur sa carte de visite durant son premier séjour en Suisse ou il séjourna à Genève de 1914 à 1919. Qu’il soit venu y mourir près de soixante plus tard relève de ce génie de lieux propre à la Suisse qui en fait aussi l’hôte du CERN, le plus grand accélérateur de particules du monde. Qu’est qu’un accélérateur de particules si ce n’est une camera oscura qui permet d’inverser la perspective, de rendre visible, l’invisible ? Mais on y voit plus que les infiniment petits. En 1990 Tim Berners-Lee et Robert Cailliau, inventent le « World Wide Web » en créant un logiciel permettant de relier des pages stockés dans les ordinateurs. Cette invention ne fait qu’ajouter à ce hasard objectif cher aux surréalistes où la contemporanéité s’affranchit des contingences du temps. Et se mesure en intensité, en flux, et non plus chronologiquement ou par séquences.

Qu’est-ce qu’un hyperlien ?

Mais qu’est-ce qu’un hyperlien ? Déjà son suffixe grec «huper », « au dessus, au-delà » annonce la couleur : celle d’une dynamique spatiale marquée par l’indétermination. Le latin liganem[2] « ce qui sert à attacher, cordon » en revanche est plus concret. Il a désigné d’abord la laisse d’un chien, les entraves du prisonnier avant de qualifier la valeur de ce qui unit affectivement, moralement. En termes numériques, l’hyperlien est une connexion reliant des ressources accessibles par des réseaux de communications. Le composent des éléments visibles ou non comme le pointeur, l’adresse de destination et les conditions de présentation de la ressource liée. Les adeptes des logiciels de mise en page web auront reconnu le dispositif des ancres nommées qui d’un simple clic lient des endroits de la page (généralement en bleu et soulignés) à un autre endroit. Ils permettent ainsi la navigation autant à l’intérieur du texte, ou d’un même fichier HTML situé sur le même disque, que sur une autre machine sur le réseau. On passe ainsi du local au global et vice versa. En permutant ainsi les pages, l’hyperlien les réduit à un seul continuum spatio-temporel -l’espace de l’interconnexion- et dessine du coup les contours de la fameuse « Bibliothèque de Babel », chère à l’illustre Argentin. Mais cette liaison est également manifestation d’un pouvoir : ce qui est lié, est uni.

Lier

Nous sommes dans le « religere » qui a donné « religion », et confère à cette connexion le sceau du sacrée lequel n’est pas dépourvu de visées politiques. Seul un pouvoir constitué est capable de lier et donc d’unifier des espaces, des peuples naguère hétérogènes. Seul un contre-pouvoir, épaulé à une nouvelle tekhné, est en mesure de le délier.

Dans cette lutte sourde et impitoyable, la maîtrise du langage est capitale. Or son usage passe par la parole. Selon Philippe Breton la parole se déploie sur trois registres constitutifs : l’expression, l’information, la conviction. Si les deux premiers registres sont partagés avec l’animal et la machine qui l’accomplissent beaucoup mieux; seul le troisième terme – le conviction – appartient à l’homme en propre. Cette spécificité serait le résultat d’une désadaptation fondatrice qui confronte le préhominien à devoir inventer une parole qui ne soit pas seulement informative mais « en perpétuelle recherche de son adéquation avec le réel[3]».

C’est cet écart permanent, cette distance perpétuelle au monde qui se remplit de sens et qui par conséquent autonomise la parole par rapport au réel. Cette humaine condition qui permet à la parole tous les mensonges et toutes les manipulations et qui est aussi à l’origine de deux conceptions du langage opposées. La première, issue de la Rhétorique antique, infère que les mots sont autonomes par rapport aux choses et sont donc séparés du réel. La seconde, défendue par Socrate, affirme au contraire que les mots sont le reflet des choses et qu’ils ne possèdent pas de lois propres qu’il serait loisible de connaître. Pour la philosophie naissante, le mot et la chose sont deux versants du même objet.

Cette conception utilitariste finira par triompher. Car devant “l’ami de la sagesse”, drapé de légitimité morale, le “faiseur de discours”, le poète, versé dans l’art d’ordonner les images, pour séduire n’a plus sa place dans la Cité. Il est donc chassé de la « République ». Il faudra attendre le XIVe siècle et Dante Alighieri pour que cette singularité du langage soit réinscrite dans la cité dans ce qu’elle a de “barbare”, c‘est-à-dire d’étranger, au coeur des nouvelles langues vulgaires qui se déploient à la faveur des Communes et des nouveaux royaumes. Dante n’adapte pas “le parler vulgaire” mais bien l’inscrit au coeur de la lettre soit dans la matérialité de l’écrit. “L’illustre vulgaire, c’est la langue écrite. Plus exactement l’illustre vulgaire c’est ce qui de l’écrit n’est pas traduisible dans la langue du commun. Il s’agit de la captation d’un au-delà de la langue[4]” ; d’une hyper-langue. L’écrivain devient donc métaphoriquement l’hyperlien, le légat de l’immatériel par le pouvoir symbolique dont il est le détenteur.

Délier

En lecteur assidu du grand Florentin, Borgès est bien l’héritier de cette tradition multiséculaire. L’aveugle de Buenos Aires anticipe les nouveaux paradigmes du savoir induit par la commutation des techniques de distribution comme le fit l’auteur de la Divine Comédie pour la Renaissance. Il se montre fidèle à cet égard à la vocation prophétique que l’on prête au grand art[5]. Car, c’est au travers l’œuvre de fiction, radicalement séparée du réel, que s’opère le vrai passage de l’ordre ancien au nouveau. C’est l’artiste qui fait basculer les contenus et les savoirs anciens vers les formes neuves.

Le surgissement de l’hypertexte se situe donc dans ce bouleversement des perceptions dont l’histoire de l’humanité est jalonnée. Ce bouleversement reconfigure et donc déterritorialise, selon la terminologie des philosophes Deleuze et Guattari, les composantes et les usages du langage. C’est pourquoi la création d’Internet en 1974 doit être interprété comme la création d’un langage commun à l’échelon planétaire. Le Transmission Control Protocol qui deviendra plus tard le protocole TC/IP correspond à l’avènement d’une langue véhiculaire, une langue de la cité nouvelle (donc langue du droit) telle que jadis elle fut imposée en France par l’ordonnance de Villiers Côtrets en 1560.

L’hyperlien, c’est le message

Cette nouvelle langue véhiculaire transforme notre manière de voir et rendent visibles ce qui hier ne l’était pas. C’est tout le sens d’un des contes les plus énigmatiques du grand Argentin : Tlön Uqbar Orbis Tertius. Ce pays à la faune et la géographie si exactes n’existe que dans l’encyclopédie. Le médium c’est le message ! Mais ce renversement de perspective peut s’avérer brutal au point d’affecter tous le sens et plonger celui qui le subit dans la torpeur ou l’oubli. Or, explique l’auteur de la Galaxie Gutenberg, si l’effet du nouveau medium et si puissant et si intense, « c’est parce qu’on lui donne un autre médium comme contenu[6] ». Pour briser l’effet de narcose, il convient de retrouver sa mémoire. Comment ? Par la narration qui sera faite de son passé. C’est ainsi que l’on peut se ressaisir en tant que sujet agissant et souverain. Et retrouver la « diritta via ». Tel Ulysse, autre figure abondamment commentée par Borgès. Ulysse recouvre sa mémoire, par le récit de ses exploits guerriers chantés par l’aède du roi des Phéaciens.

Relier

Cette convocation du passé est capitale et introduit un troisième terme cher à Borgès : la mémoire. Mais cette mémoire n’est pas la mémoire proliférante, sérielle, monstrueuse dont est affecte Funès. Non, c’est la mémoire sélective qui permet d’aller à l’essentiel en oubliant le superflu, en bougeant constamment par les plus courts chemins : Ces chemins sont ceux de la métaphore qui est induit par la Relation. L’hyperlien est la partie visible, palpable, déchiffrable, codifiable de la Relation. Cet espace singulier qui naît entre les objets et les personnes ainsi connectés, c’est l’espace de l’intersubjectivité. Il induit à son tour un temps propre : celui de sa reproduction. Or celle-ci n’est pas réduplication sérielle mais bien engendrement du nouveau. Le lien ou l’hyperlien ne peut rendre évidement compte de ce phénomène qui est indicible comme toute création, il se contente d’en être le témoin, la trace. C’est de cette manière que l’hyperlien se distingue de la relation. Et l’œuvre de Borgès de la littérature néonaturaliste de son époque.


[1] Le développement de l’informatique durant les décennies suivantes permet à l’hypertextualisation de s’automatiser systématiquement. (Voir sossier rubrique sur l’hyperlien dans Encyclopédie de l’Agora http:// agora.qc.ca)

[2]Voirla rubrique « lien » in Le Dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire le Robert, Paris, 1998

[3] Philippe Breton, la parole manipulée, éditions la Découverte 2000 P ; 31

[4] Robert Richard, L’Europe ou le dieu barbare, in revue le Trait no 1, Paris, Printemps 1998, Page 61

[5] « Seul l‘artiste véritable peut affronter impunément la technologie parce qu’il est expert à noter les changements de perception sensorielle, notait Marshall McLuhan, Pour comprendre les Média, éditions HMH, Montréal, 1969 p.35

[6] Marshall McLean, Op. cit. p.34.

Borgès et l’hyperlien

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