Je viens de terminer « Où suis-je? » de Bruno Latour, un court essai écrit durant la première pandémie et qui demeure plus que jamais d’actualité aujourd’hui. Bref et stimulant, Bruno Latour y résume l’essentiel de sa pensée dans une sorte de testament pour les générations futures. Malgré la gravité du sujet, ce livre n’est jamais pessimiste. Bien au contraire, il nous ouvre les yeux et les portes d’une perception renouvelée. La question qu’il pose, on la connaît pourtant depuis belle lurette, mais s’est trouvée renforcée par la pandémie. Comment atterrir ? En inversant la perspective du progrès illimité. Pardi ! Le productivisme que les idéologies socialistes et libérales nous imposent depuis deux siècles n’est pas une fatalité. En excellent pédagogue, le philosophe pour exemplifier sa pensée ; se sert cette fois de « La Métamorphose » de Kafka. Avec le doigté et l’assurance d’un styliste de la langue, il y tire le prisme à partir de laquelle il va interpréter notre actualité. Car c’est elle, la première, que la pandémie fait voler en éclat. En effet la conception que nous nous faisons encore de notre actualité s’appuie sur le saucissonnage de la réalité dont les liens de causalité sont coupés et nous les rend illisibles. Leur frontière entre disciplines et domaines d’activités est devenue au fil du temps une croyance, voire une religion. Le plus tenace est sans doute le dogme du progrès économique. Pour en rendre compte, le philosophe interroge la « déconnexion entre le monde dans lequel je vis en tant que citoyen d’un pays développé et le monde et le monde dont je vis en tant consommateur de ce même pays. Comme si chaque État riche se doublait d’un État fantôme qui ne cessait de le hanter. » Cet état fantôme c’est le reste du monde, car, rappelle Latour, « si un État se limitait à ses frontières, il ne vivrait pas ». On ne peut être plus clair. C’est le questionnement de ce clivage que Latour nous invite à explorer dans la tradition du Cinquecento. C’est à ce moment d’ailleurs que l’on inventa la perspective qui plaça alors l’Homme au centre du nouvel espace auquel la technique, devenant désormais visible, lui donnait accès. Aujourd’hui il s’agit de permuter cette perspective pour que la Terre, Gaia, qui nous porte, puisse faire entendre sa voix.
C’est en cela que Latour, qui nous a quittés depuis deux ans, est un Renaissant. Gloire lui soit rendue.
Bruno Latour
Où suis-je ?
Leçons du confinement à l’usage des terrestres
Les empêcheurs de tourner en rond
Paris, 2021 15 €