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« Violence des ados/ violence urbaine : que peut la littérature ?

Les causes de la violence des adolescents, pudiquement masqué sous son terme générique de « violence urbaine »  sont  connues depuis longtemps : le sentiment d’injustice sociale, de discrimination qui alimente l’emprise mafieuse par la drogue et les bavures policières qui s’en suivent… La peur des autorités du XIXe siècle à l’égard « des classes laborieuses » qualifiées de « classes dangereuses » se reporte aujourd’hui sur la jeunesse des banlieues. Rien de nouveau sous le soleil.

Il est tentant de se défausser, comme on le fait depuis belle lurette, sur l’état libéral incapable d’assumer ses missions éducatives devant le Marché, devenu désormais le seul grand régulateur social et politique. L’asservissement de l’Éducation nationale aux impératifs de l’économie est une vieille antienne du discours du discours laïco-républicain. L’écart grandissant induit par l’infrastructure économique, chère à Marx, ne saurait aujourd’hui nous dispenser d’une compréhension plus ample des enjeux qui se répercutent au sein des appareils d’État et de son idéologie (la superstructure). Cette compréhension ne peut laisser indifférents les écrivains et les associations qui les représentent. Pourquoi ? Parce qu’elle touche leur cœur de métier  : l’expression de l’expérience humaine par la subjectivité. Or la découverte et l’expression de cette subjectivité individuelle qui fut, rappelons-le, la grande conquête de l’humanisme renaissant sont ignorées par école.

Ce n’est pas la mission de l’Éducation nationale, rétorquent les tenants d’une vision dogmatique de la laïcité. C’est à l’espace privé, c’est-à-dire au milieu familial, de pourvoir au bon équilibre mental et physique de l’élève afin qu’il puisse acquérir les éléments de connaissance requise pour s’intégrer du pays. Cette position est assez largement partagée par nombre d’acteurs de la communauté éducative. Elle consiste à laisser au seul ministère de l’Éducation nationale la responsabilité d’exclure ceux qui ne se conforment pas aux règles du vivre-ensemble en faisant l’impasse sur leur histoire et leur subjectivité. Cette violence institutionnelle n’est pas moins réelle que celle qui s’exprime en brûlant les écoles et bibliothèques. Nombre d’observateurs en ont fait le constat.

Lorsque les mots pour le dire manquent, alors, le feu le remplace. L’école qui aurait dû être l’instrument de l’émancipation sociale par excellence devient dans le contexte actuel le lieu où s’exerce la première discrimination. Encore là rien de nouveau, sauf qu’aujourd’hui, cela devient plus massif. Or il est plus facile d’exclure ceux qui ne sont pas en mesure de s’exprimer. C’est par la langue que s’exerce la première relégation. Comment ? En la coupant de la charge émotive qu’elle est censée contenir. L’appropriation de la langue est activée par le désir. Les ateliers d’écriture promus par les associations d’auteurs demeurent sans contredit un excellent moyen pour ce faire, mais encore faut-il qu’ils aient droit de cité comme l’attestait très récemment la comédienne Isabelle Carré qui signait avec un collectif d’artistes une lettre ouverte récente dans «  Le Monde ». Mais qu’en est-il des écrivains de leur responsabilité à l’égard de la jeunesse ? C’est après tout leur futur lectorat qu’il s’agit de former et notamment auprès des garçons.

« Je est un autre », affirmait jadis Arthur Rimbaud, adolescent rebelle s’il en fut. Les adolescents sont particulièrement sensibles à la force du langage dès lors qu’on leur donne l’occasion de l’explorer et de l’exprimer. Ce faisant, ils se confrontent à la diversité des appartenances qui fonde toute identité. Parfois, les multiples appartenances invalident la capacité de les séparer les unes des autres. Dans les cas extrêmes, on peut basculer dans ces « identités meurtrières » qu’évoquait l’écrivain Amin Maalouf.

Aujourd’hui le désarroi et la démobilisation des garçons sont plus qu’inquiétants. Un garçon sur cinq sort sans qualifications du système éducatif ; pour les filles, c’est une sur huit. Environ, 22 % des garçons échouent au brevet des collèges contre 14 % chez les filles. (Chiffres tirés de Louis Audoin dans son livre « Sauvons les garçons ! »)

Le problème c’est que l’on confond allègrement la fin et les moyens. Un film déjà ancien illustre éloquemment cette confusion et la démission intellectuelle qui s’en suit. C’est Entre les murs de Laurent Contet, tiré du roman éponyme de François Bégaudeau qui y interpréta son propre rôle. Le film remporta la palme d’Or du Festival de Cannes en 2005 enflammant la critique des grands journaux qui y vit un formidable exemple d’intégration.

Par touches successives, tout au long d’une année scolaire, se dessine l’admirable mécanique d’un système d’éducation qui se dévoile devant nos yeux. Et que dévoile-t-il de si « mystérieux » (le Monde) et de si « jubilatoire » (l’Humanité) ? Rien de moins que le principe même de sa régulation : la Loi qu’il est censé incarner s’expose dans sa vérité et sa rigueur, c’est-à-dire dans l’illustration de la justice et de la sanction qu’elle produit. Et cette révélation, dans un contexte de crise identitaire, agit comme un formidable aimant. Si j’y fais référence aujourd’hui après dix-huit ans, c’est que rien n’a vraiment changé depuis.

La Loi fascine, car elle tranche. Comme l’épée de Salomon. D’un côté, il y a ceux qui sont « entre les murs », dans la Loi, et de l’autre, il y a ceux qui sont hors les murs, au ban de l’école, et donc plus tard, de la société, en « banlieue »,. En occurrence ici le jeune Souleymane. La caméra de Laurent Cantet ne juge pas la production de cette vérité évidente. Elle se contente de la restituer « objectivement » dans les menus détails de son processus. C’est là que le film exerce sa fascination : rendre visible au sein de l’école républicaine, le dispositif d’inclusion et d’exclusion et le discours délibératif qui le légitime. C’est pourquoi la délibération est omniprésente : dans la salle de classe, bien sûr, mais également dans le local des professeurs, dans la cour, à la cafétéria, dans les couloirs…

La délibération est non seulement le fil d’Ariane, mais aussi la finalité de ce film. (Comme le débat qui entoure encore aujourd’hui la violence urbaine) Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si la République de Platon est citée par une élève trop contente de prendre une douce revanche sur son intello de professeur ! Voilà qui est exemplaire, édifiant, me direz-vous. Quelque chose est passé entre le prof et ses élèves. Le film a ainsi magnifiquement rempli sa mission !

Que nenni ! Pourquoi ? Parce qu’en refusant d’aller au-delà des murs (à la maison, dans la rue), en choisissant de restituer « la réalité » et rien que la réalité de l’école — comme au tribunal —, Laurent Cantet finit par donner la parole non pas aux « personnages », mais au système lui-même en renforçant ainsi son caractère coercitif. Or, quels que soient les motifs qui conduisent à observer un système, il est pour le moins périlleux de faire de sa parole, devenue toute-puissante — parce qu’elle est observée comme expression de la raison l’aulne même du vivre-ensemble. Cette défense et illustration de l’intérêt général signale les limites éthiques et esthétiques de ce type de démarche artistique.

Sous couvert de bienveillante neutralité, ce cinéma comme ce genre de littérature post-réaliste est d’une redoutable efficacité idéologique. Pourquoi ? Parce qu’il montre l’alternative suivante : la soumission à la Loi ou l’exclusion du sujet rebelle. L’élève déviant, réfractaire, devra passer par une nécessaire autocritique pour revenir « entre les murs » et rentrer dans le rang. Le système a toujours raison. Comme le bon père de famille. C’est là toute l’ambiguïté de ce genre de production artistique qui ne se pose jamais la question de la contribution de la diversité de ces élèves à la collectivité en dehors du cadre qui le détermine. C’est aussi par ce biais que l’essentiel du discours sur la diversité culturelle est instrumentalisé.

Comprenons-nous bien. Nous ne sommes pas en train de nous en prendre à la mission de l’école qui est ici pleinement dans son rôle. Ce que nous dénonçons par contre, c’est que le cinéaste ne soit pas dans le sien ! Et cela fait toute la différence. En choisissant de rendre compte de la seule réalité des institutions ou des organisations, sans la juger, Cantet et ses épigones ont eu tendance à légitimer le rejet et la marginalisation de ceux qui, par choix ou par fatalité, n’acceptent pas la règle du jeu telle qu’elle existe.

Hors les murs, point de salut. Dans sa république idéale, Platon chasse le poète parce qu’il détourne les jeunes et surtout émeut les citoyens en utilisant le langage à d’autres fins que celles qui sont fixées par le prince-philosophe. La raison ne doit pas seule régir le réel. Il faut aussi de l’improbable, de l’imagination, bref de l’humain. C’est l’indicible question que pose la jeunesse des quartiers populaires. Mais sommes-nous en mesure de l’entendre ? À bon entendeur…

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