Je viens d’apprendre la mort d’Alexandre Navalny à 47 ans dans sa prison de Sibérie. Sa disparition me touche et m’attriste comme si je perdais un être proche. Et il l’était en vérité. À force de braver le sort comme il l’a fait jusqu’ici, j’avais fini par le croire immortel ou du moins suffisamment fort pour résister aux sévices de l’incarcération du régime poutinien. On le savait malade et mal soigné ; il n’empêche, je voulais croire qu’il s’en sortirait.
Je voulais croire que sa prison du cercle arctique serait suffisamment éloignée pour que ses geôliers ou, du moins, l’un d’entre eux, prenant conscience de ce qu’il représentait, adouciraient les conditions de sa détention ; je voulais croire que la « baraka » qu’il avait sauvée jusqu’ici était encore de son côté afin qu’il puisse assurer, le temps voulu, la transition du peuple russe vers un régime authentiquement démocratique ; comme ce fut le cas par exemple pour Vaclav Havel. Je voulais croire que sa volonté de fer, son courage, le protégerait comme un bouclier invisible. Mais j’ai été naïf, je me suis trompé ; ce n’était qu’un homme. Un homme, c’est fort et faible à la fois. Un homme, on peut le blesser et on peut le tuer.
Il y a quelque chose de christique dans son combat qu’il convient de saluer avec la dignité qu’il requiert. Il a incarné quelque chose de plus grand que lui, plus grand que la cause qu’il défendait, plus grand que l’homme.
« La vanité » rétorqueront les cyniques et ils seront nombreux en Europe à pérorer qu’il « l’avait bien cherché » ; ils se dépêcheront de travestir son courage en témérité ; sa force en folie douce, voire en délire pathétique. Eux qui rêvent, comme naguère, de la « glorieuse revanche des opprimés », ils se targueront d’être du bon côté de l’Histoire en feignant d’ignorer qu’ils sont bien les idiots utiles des autocrates, trop contents d’instrumentaliser pour leur seul bénéfice le ressentiment des exclus de la terre.
Cette compromission n’est pas nouvelle : elle a accompagné le combat contre les inégalités depuis la nuit des temps. Dans les replis des révoltes, drapés dans leurs certitudes d’opprimés, surgissent les futurs tyrans. Les révolutions sont des pépinières de despotes. Aujourd’hui nul ne peut l’ignorer.
Et pourtant nous faisons semblant de ne pas le savoir. Certains, parmi les plus militants, se feront fort d’accabler « l’Occident » comme s’il était un bloc de tous les maux. Par son indifférence et son arrogance libérale, n’est-il pas la cause de tout ce qui arrive ?
Cette tartuferie doit cesser. Il faut avoir le courage de dire non comme l’a fait à Alexeï Navalny et reconnaître ses ennemis pour ce qu’ils sont : des complices et des assassins.