Avec la guerre en Ukraine, le maître du Kremlin réalise le rêve secret de tout grand capitaliste : imposer sans partage une société où consommer serait la seule et unique tâche du citoyen. L’opinion internationale semble découvrir ébaubie ce qui est su depuis Karl Marx : le libéralisme économique s’accommode fort bien des dictatures. Poutine à cet égard, peut être considéré comme le praticien du capitalisme 2.0, le grand liquidateur, celui qui le fait advenir dans sa forme chimiquement pure en instrumentalisant la langue qui la fait fonctionner.
Pour le contrer, il n’y a pas 36 moyens ; il s’agit de renverser la croyance qui l’entretient et qui lui permet d’agir. L’économiste Thomas Pikkety avait formulé naguère sur les ondes de France Inter une proposition intéressante. Au lieu des sanctions économiques qui affectent davantage la population russe que les oligarques bourrés de fric et de passeports étrangers pourquoi ne pas directement faire pression sur le deuxième, voir le 3e cercle du pouvoir poutinien ? Cet écosystème, composé d’une nuée d’entreprises, est dirigé par des oligarques millionnaires certes, mais non milliardaires. Il constitue la courroie de transmission indispensable à Poutine pour se maintenir. L’économiste français les évaluait entre 20 et 30, 000.
Il suffirait d’en retourner mille d’entre elles pour entraver la chaîne de commandement du Kremlin. Car, pour l’essentiel, ce petites mains sont des entreprises, dûment enregistrées et ayant pignon sur rue. C’est la grande différence avec l’époque soviétique. Si le Kremlin en tant qu’État donne le « la », c’est cet écosystème, structuré sur le plus pur modèle libéral, qui se charge de le mettre en musique. Le Kremlin a beau jeu ensuite de se dédouaner sur « ces sociétés privées qui ne font que leur business ». Circulez il n’y a rien à voir. Poutine renvoie dans les dents aux capitalistes du monde l’image inversée de leurs propres pratiques. « Business as usual ».
Devant le décrochage cynique de l’ultralibéralisme économique à l’égard de son double politique et de ses valeurs, que peut la littérature ? Les grands écrivains russes ont été les premiers à exprimer —et avec quel brio ! — les dérives modernes du despotisme. Leur formidable héritage participe de plain pied à l’immense héritage humaniste, fondé sur l’éthique, l’universalisme, et l’esthétique. Car la littérature, réservoir d’imaginaire, est aussi une boîte à outils dont on peut se servir pour renverser les tyrans. Kressmann Taylor, une écrivaine américaine, en avait donné un exemple avant même la Seconde Guerre mondiale.
En 1936, elle publiait Inconnu à cette adresse, une nouvelle qui deviendra une référence. Elle mettait en scène la correspondance de deux amis allemands galeristes de leur état, parti chercher fortune dans l’Amérique. L’un d’eux décide de rentrer en Allemagne dans les années trente. Mais au fil de leurs échanges épistolaires, l’ami américain découvre à son grand dam que son alter ego est devenu un sympathisant nazi. D’ailleurs il lui enjoint de ne plus lui écrire, car sa correspondance étrangère est surveillée par la Gestapo. Ce qui pourrait le compromettre. D’abord décontenancé, l’ami américain décide de lui retourner la monnaie de sa pièce en le compromettant encore plus. Ses courriers successifs louent son courage supposé pour résister secrètement à la propagande nazie. Les supplications de son ex-ami ne l’attendriront pas. Il continuera jusqu’au jour où il recevra son dernier courrier en retour, avec cette mention : « inconnu à cette adresse ».
Cette stratégie cruelle certes, mais efficace peut percer cette nébuleuse derrière laquelle agit le pouvoir entrepreneurial poutinien. C’est un travail pour les services secrets des démocraties bien sûr qui rendront ainsi la monnaie de leurs pièces aux officines russes et d’extrême droite occidentales qui, via les entreprises comme Cambridge Analytica, ont favorisé l’élection de Donald Trump par 50 000 voix près et accessoirement le Brexit. Ce n’est pas rien.
Plus généralement, la nature ultra libérale du pouvoir poutinien comme de tout pouvoir autoritaire aujourd’hui, oblige les démocraties occidentales à refaire à nouveau un examen de conscience qui ne doit pas rester un vœu pieux en laissant croire que le marché peut se réguler lui-même. Cela consiste à réglementer radicalement et très rapidement la puissance économique du capitalisme mondialisé avec des sanctions économiques beaucoup plus drastiques à la clef. Le président Roosevelt l’avait fait aux États-Unis pour pallier les effets la crise économique de 1929. L’Europe a commencé à le faire. C’est bien, mais aujourd’hui il importe de l’accomplir beaucoup plus rapidement et au niveau planétaire afin de réinjecter dans l’économie ces milliards que les ultras riches ont captés. Si les démocraties ne parviennent pas à le faire avec l’autorité politique qui leur est dévolue, alors l’ultralibéralisme triomphera soutenu par la collusion des droites extrêmes dont Vladimir Poutine est le parangon. « Citoyens de tous les pays, unissez-vous ! ». Nous sommes tous égaux devant la destruction de la planète qui nous menace par le réchauffement climatique et dont l’ultralibéralisme est le principe agissant. La guerre en Ukraine en est le révélateur. Les démocraties auront-elles le courage de le comprendre et d’agir