Les dictateurs sont souvent des clowns tristes qui pour se dérider projettent leurs passion tristes cher à Spinoza sur le monde devenu leur carré de sable personnel dans lequel ils peuvent faire et défaire leur château à leur guise, comme des enfants capricieux, colériques et frustrés qu’ils ont été. La scène du « dictateur » où Charlot/Hitler fait virevolter le globe sur ses pieds est éloquente à cet égard. En vérité les dictateurs cherchent leur double qui les déridera, un peu beaucoup, passionnément de leur mélancolie rédhibitoire. On raconte qu’Hitler s’est fait souvent projeter le film de Charlot tout hilare de s’être fait démasquer par un sosie qui lui ressemblait tant. Je ne sais pas si cette histoire est vraie, mais une chose est sûre. Chaplin était un clown triste qui se jouait de l’esprit de sérieux et Hitler un triste clown qui se prenait au sérieux. L’un était ironique, l’autre sardonique.
La semaine dernière lors de la marche l’Ukraine à Paris, une militante ukrainienne rappelant les anciennes déclarations
d’Alexeï Navalny pour conserver l’Ukraine dans le giron russe, l’avait comparé à un clone de Poutine. Cette affirmation navrante sinon maladroite quelques jours après la mort de ce dissident exemplaire n’est cependant dépourvue de vérité. Car si Navalny ressemblait au despote du Kremlin, c’est parce que Poutine face à lui était devenu sa caricature, une marionnette ridicule et piaffante.
L’ironie est un puissant dissolvant du pouvoir des autocrates. C’est ce tournant ironique qui a sans doute donné au combat de Navalny sa prégnance et sa grandeur. Poutine le savait et le redoutait. Navalny a fait le pari que la prison dans laquelle il serait enfermé en revenant en Russie était aussi celle de Poutine même si elle était dorée. Pari risqué et dangereux, certes. Mais pari calculé. Voici à ce propos ce qu’en dit Vladimir Jankélévitch : « L’ironie qui ne craint pas les surprises, joue avec le danger… Elle l’imite, le provoque, le tourne en ridicule… même elle se risquera à travers les barreaux, pour que l’amusement soit aussi dangereux que possible, pour obtenir l’illusion complète de la vérité ; elle joue de sa fausse peur, et elle ne se lasse pas de vaincre ce danger délicieux qui meurt à tout instant. Le manège, à vrai dire, peut mal tourner, et Socrate en est mort ; car la conscience moderne ne tente pas impunément les créatures monstrueuses qui terrorisèrent la vieille conscience ».
Ces réflexions du philosophe français datent de la guerre froide. Elles demeurent plus que jamais d’actualité aujourd’hui à l’heure où l’on a enterré le dissident russe. Ces propos ont une autre vertu : celle de jeter une lumière inédite sur les liens que l’ironiste tisse avec l’autocrate. Et plus encore. Le modèle du clown triste, c’est l’Auguste. Son nom d’origine de l’argot berlinois qui veut dire « idiot ». Un dimanche de 1874, un garçon de piste du Circus Renz à Berlin trébuche sur la piste et s’effondre de tout son long dans la sciure. C’est l’hilarité générale. « Auguste » le clown qui fait écho au fou du roi du moyen-âge était né et aussitôt baptisé. Auguste renvoie aussi au premier empereur de l’Empire romain — Auguste — que les autocrates ont cherché à imiter depuis le Saint Empire romain germanique jusqu’au 3e Reich. Les vrais Augustes aujourd’hui ne sont pas ceux que l’on croit. A bon entendeur.