Sans filtre est une comédie dramatique aussi spectaculaire et vide que la société qu’elle entend dénoncer. D’où la méprise, voire la manipulation astucieusement troussée par Ruben Ostlund qui a réussi, chapeau l’artiste, à faire prendre au jury du Festival de Cannes des vessies pour des lanternes. Résultat : une seconde Palme d’Or en moins de cinq ans ! Mais qu’en est-il au juste ? Résumons l’histoire. Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Le cinéaste force le trait et le voyage se transforme en une caricature du Titanic. Échoués sur une île apparemment déserte, les riches naufragés se retrouvent à la botte d’Abigaël, l’une des domestiques, qui elle sait comment survivre avec l’essentiel. Fable consumériste , s’exclament les uns , Juste retour des choses, affirment les autres. On aurait pu en rire si cette situation n’était pas cousue de fils blancs et rapiécés avec des clichés tous plus gros les uns comme les autres. Si on voulait épater le bourgeois, on ne s’y prendrait pas autrement. Les bourgeois, chers à Jacques Brel ou à la Grande Bouffe, sont comme les cochons qui se bâfrent pour mieux vomir. Et quoi ? Notre civilisation ultralibérale n’est-elle pas en pleine décadence ? Les vespasiennes de la Rome antique ne sont pas loin. Il n’est pas étonnant que cela soit Abigaël, la dame pipi qui impose son autorité. Ce personnage, peut-être le plus intéressant du film, aurait mérité un peu plus d’approfondissement et de complexité. Horreur ! Mais vous n’avez rien compris ! Ici tout est une question d’évacuation ! Il faut en mettre plein la vue. Les personnages sont caricaturés jusqu’au stéréotypes. Car pour faire rire et s’en moquer avec cette pointe de malaise calviniste, la recette est simple : il faut réduire les personnages jusqu’ à ce qu’ils deviennent de pures images. Ces 149 minutes, alignées, péniblement en chapitres comme dans un mauvais roman, forment tout au plus un téléfilm médiocre dont on pourrait sabrer les 50 premières minutes.
Un demi-siècle plus tôt la grande réalisatrice Lina Wertumuller avait réalisé sur le même thème, un film autrement plus sarcastique et décapant. Mais qui s’en souvient ? Certainement pas les jurys du festival de Cannes 2022, présidé par Vincent Lindon. S’ils s’en étaient rappelés, ils auraient été peut-être plus circonspects avant d’attribuer la Palme d’or à cette farce qui n’est ni faite ni à faire. À cet égard, le jury de Cannes témoigne d’un strabisme rédhibitoire. En 2010 « entre les murs » de Laurent Contet remportait cette distinction pour dénoncer l’exclusion induite par l’éducation nationale alors même qu’il en faisait l’éloge ! On marche sur la tête. Il faut dire à leur décharge que les critiques cinématographiques les plus affûtes se font piéger de même.