Entre les murs, le film de Laurent Cantet pour lequel on embouche avec force cocorico les trompettes de la renommée , mérite-t-il les couronnes de lauriers qu’on lui tresse ? C’est la question qui me taraudait après l’avoir vu en avant-première au Trianon, la salle culte de Romainville et, à fortiori, de la Seine Saint-Denis. Certes le film a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes. Mieux encore, il semble réconcilier la société française avec son école mais des films comme Être et avoir en avaient fait autant, alors pourquoi ce films a été distingué plus que tout autre ? Cela mérite une explication.
La nécessité
« Tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessite » disait Démocrite. La nécessité ici, c’est l’école, le collège en occurrence, pilier de l’intégration et le moteur de la citoyenneté. L’intérêt principal de ce film, réside dans le fait qu’on la voit fonctionner dans toute sa splendeur : des salons des profs au conseil de discipline, en passant par le bureau du directeur. Par touches successives, tout au long d’une année scolaire, se dessine l’admirable mécanique d’un système qui, malgré ses ratées et ses impasses, se dévoile devant nos yeux. Et que dévoile-t-il de si “mystérieux” (Le Monde) et de si “jubilatoire” (L’Humanité) au point d’emballer le jury du Festival de Cannes et l’ensemble de la critique ? Rien de plus, rien de moins que le principe même de sa régulation : la Loi qu’il est sensé incarner. La Loi républicaine qui s’expose dans sa vérité et sa rigueur; c’est-à-dire dans l’illustration de la justice et de la sanction qu’elle produit. Et ce dévoilement, dans un contexte de crise identitaire, agit comme un formidable aimant.
La Loi fascine car elle tranche. Comme l’épée de Salomon. D’un côte il y a ceux qui sont “entre les murs”, dans la Loi, de l’autre il y a ceux ceux qui sont hors les murs, c’est-à-dire hors-la-loi , au ban de l’école, et donc plus tard, de la société ; en « ban-lieue ». En occurrence ici le jeune Souleymane. La caméra de Laurent Cantet ne juge pas la production de cette vérité évidente comme “ La lettre volée” d’Edgar Allen Poe ; elle se contente de la restituer « objectivement » dans les menus détails de son processus. C’est là où le film exerce sa fascination : rendre visible l’ensemble de la mécanique de l’école républicaine ; ses dispositifs d’inclusion et d’exclusion et le discours délibératif qui la légitime tout entière. C’est pourquoi la délibération est omniprésente tout au long du film : dans la salle de classe, bien sûr, mais également dans la salle des professeurs, la cour, à la cafétéria, dans les couloirs …. La délibération est non seulement le fil d’Ariane mais aussi la finalité du film et… de la République. Ce n’est pas un hasard si le film se conclut par une évocation de la République de Platon par une élève, Esmeralda qui reprend ainsi une douce revanche sur son intello de professeur ! Voilà qui est exemplaire, édifiant, me direz-vous. Quelque chose est passé entre le prof et ses élèves. L’école a rempli sa mission ! Mais est-ce suffisant ?
Le hasard
Rien n’est moins sûr. Pourquoi ? Parce qu’en refusant d’aller au delà des murs (à la maison, dans la rue) ; en choisissant de restituer la réalité et rien que la réalité de l’école -comme au tribunal, on jure de dire la vérité et rien que la vérité-, Laurent Cantet finit par donner la parole, non pas aux « personnages » mais au système lui-même en renforçant ainsi son caractère coercitif. Or quels que soient les motifs qui conduisent à observer un système, il est pour le moins périlleux de faire de sa parole, devenue toute puissante parce qu’elle est observée en tant qu’expression de la raison- l’aulne même du vouloir-vivre ensemble. Cette défense et illustration de l’intérêt général signale les limites éthiques et esthétiques de ce type de démarche cinématographique, hélas promise à un brillant avenir. Sous couvert de bienveillante neutralité, ce cinéma post-réaliste est d’une redoutable efficacité idéologique. Pourquoi ? Parce qu’il montre une seule alternative : la soumission à la loi ou le rejet du sujet rebelle. L’élève déviant, réfractaire devra passer obligatoirement par une nécessaire autocritique qui lui permettra de revenir “entre les murs” et de rentrer dans le rang. Le système a toujours raison. C’est là toute l’ambiguïté de ce genre de cinéma qui ne se pose jamais la question de la contribution de la diversité de ces élèves à la collectivité en dehors du cadre qui le détermine. C’est aussi par ce biais que l’essentiel du discours sur la diversité culturelle est instrumentalisé. Les politiques publiques ne visent souvent qu’adapter le sujet aux normes de la société sans jamais s’interroger sur leur valeur et leur bien fondé. Or ces normes qui ne sont pas seulement le produit de la délibération, tant s’en faut, ne sont jamais remises en cause.
La nouvelle idéologie
D’aucuns diraient que ce parti pris est une manière subtile, moderne, post-idéologique justement de les dénoncer. J’en doute fort. Pour se faire, il aurait fallu que le film ose mettre en scène une parole qui s’oppose frontalement, des “personnages” qui revendiquent pleinement leur différence. Bref que le cinéaste accepte de faire véritablement du cinéma, c’est-à-dire de “la vraie fiction”, avec de “véritables personnages” dotés d’un parcours et d’un imaginaire. Que sait-on vraiment d’Esmeralda, Khoumba, Louise, et les autres ? Que sait-on même de François, le professeur ? Rien ou presque. D’ailleurs, ils sont hors-sujet. Le vrai sujet, c’est l’école et le discours qu’elle prodigue. Face à ce discours, tout le monde s’écrase. Tout le monde, y compris le vertueux professeur de français qui, devant l’évidence, rembarre aussi sec ses arguments.
La seule qui ose tenir tête à l’inéluctable, d’opposer une Parole différente -et avec quelle dignité-, c’est la mère de Souleymane. Que dit-elle dans sa langue au conseil de discipline gêné ? Elle dit l’autre facette de son fils : celle que justement les professeurs -et le cinéaste surtout- ne veulent pas entendre. Est-ce un hasard si cette parole est inaudible au sens propre et figuré ? Elle pourrait même être partiale. Forcément, puisque c’est la parole d’une mère qui défend son fils ! Et puis on s’en fout. Car là n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est que cela fonctionne.
Comprenons-nous bien. Je ne suis pas en train de m’en prendre à la mission de l’école qui est ici pleinement dans son rôle. Ce que je dénonce par contre, c’est que Laurent Cantet ne soit pas dans le sien ! Et ceci fait toute la différence. En choisissant de rendre compte de la seule réalité des institutions ou des organisations, sans la juger, Cantet et ses futurs épigones, tendant à légitimer le le rejet et la marginalisation de ceux qui, par choix ou par fatalité, n’acceptent pas les règles du jeu telles qu’elles existent. Hors les murs, point de salut.
Dans sa République idéale, Platon en avait chassé le poète parce qu’il pouvait détourner les jeunes et surtout émouvoir les citoyens en utilisant le langage à d’autres fins que celles fixées par le prince-philosophe. La raison ne doit pas seule régir le réel. Il faut aussi de l’improbable, de l’imagination.