J’ai souhaité partager l’échange que j’ai eu cet été par courriels interposés avec Emmanuel Minel, poète qui a bien bien voulu que je reproduise ici notre dialogue ainsi que l’extrait d’un bref recueil écrit dans la foulée du mien. Spécialiste de Corneille, Emmanuel est l’auteur d’un recueil intitulé » Tenure jardin ». Attention , cette correspondance se présente à rebours. A vous de choisir la manière de la lire…
Le 15 août 2023 à 11:47 a écrit :
cher Emmanuel,
Merci pour votre réponse de votre Bretagne natale et qui me rappelle le Québec, ce coin de pays francophone que j’ai quitté il y a bien trente ans. Ce dialogue est riche, car il met en valeur l’interprétation lorsqu’il s’agit du langage poétique où le propre devient le figuré. C’est dans cette tension/ relation que se joue l’acte poétique même qui engage autant le lecteur que l’auteur. Car ils sont en fait une seule et même personne ou plutôt deux aspects d’une même figure au sens propre (la figure humaine du lecteur et de l’auteur) et figuré justement( l’image métaphorisée, c’est-à-dire transportée) ! D’où cette chasse qui est aussi éternelle autant que spirituelle avec ses permutations et bifurcations. (La biche qui fuit le chasseur et vice versa). Vous avez parfaitement compris cette dynamique et je vous en sais gré. Continuons notre échange.
Une idée me vient. Accepteriez vous que je reprenne cet échange sur la page de mon site, République métisse ? Je vous introduirai par ailleurs avec les références de votre bio et votre page.
A suivre donc
Fulvio
Le 14/08/2023 à 23:32, Emmanuel Minel a écrit :
Cher Fulvio,
Je vous réponds bien tard, mais j’étais parti en Haute-Normandie, dans un coin sans connexion (au pays de Madame Bovary, près de Ry, pays enclavé fidèle à sa réputation … même s’il commence à être affreusement défiguré, à mon goût, par la modernité périurbaine).
Je ne voulais pas du tout « chasser » votre italianité, au contraire : je voulais dire que cet accent et ce fonds imaginaire courraient après la biche de la langue française et, en quelque sorte, l’animait, lui faisait prendre sa course et ainsi une beauté « dynamique ». Et cela, bien sûr, sans la tuer, la dénaturer, sans lui faire perdre sa grâce. Rien d’une exclusion domaniale ! J’ai d’ailleurs plutôt pensé à une poursuite (une dialectique ?) imaginaire ayant lieu dans l’esprit du poète bilingue, plutôt qu’à un conflit entre deux langues, à des violences de syntaxe ou de vocabulaire : il n’y a guère ce genre de cicatrices dans vos textes, et il y en aurait bien davantage dans les « régionalismes » de Corneille ou de Flaubert, dans le français des Bretons, ou dans les parlers créoles !!
Pour le chasseur « maudit », ce n’est pas qu’il est mauvais et que j’y suis hostile, mais qu’il est voué à une chasse « éternelle », sans fin, constitutive de son être. J’ai imaginé que le bilinguisme ne s’efface pas, et c’est plutôt une qualité (que je n’ai pas) à mon sens.
Pour Arlequin, la richesse de son vêtement, qui fait écho à l’ingéniosité de son esprit, n’est pas une critique non plus ; même si certains diront que le vêtement de ce pauvre serviteur est à l’origine fait de pièces et de morceaux hétéroclites, je le vois plutôt, avec la tradition, comme un habit de lumière virtuose.
Pour Voltaire, j’ai maudit longtemps, dans ma jeunesse, son manque de clairvoyance en faveur des îles à sucre. Mon héritage paysan, sans doute : on n’abandonne jamais une terre, même si elle semble ne rien valoir ! Mais Voltaire était anglophile et n’aimait guère les jésuites …et il aimait la mauvaise foi.
Continuez donc à chasser (et même à flèches plus italiennes, arbalètes génoises ou bombardes florentines) dans la prairie française de la littérature afin que la biche y fasse des bonds nouveaux.
Est-ce que les arpents de Marianne ont représenté le passé et votre chasse l’avenir, dans l’imaginaire de mon recueil ? Je n’y ai pas pensé, ayant surtout voulu témoigner d’une rencontre et de retrouvailles le même jour au même endroit. Mais cela tomberait sous le sens comme la biche sous la flèche d’un chasseur critique avisé … Merci pour ce trait, donc. Il ne me tue pas, et, comme je suis bavard, je ne m’en suis pas « tu » non plus.
Bien cordialement.
Pluie bretonne (c’est bien le seul endroit de France où il pleut, aujourd’hui).
Emmanuel
Le 23 juil. 2023 à 13:40, Fulvio Caccia a écrit :
Cher Emmanuel ,
C’est le chasseur maudit ou l’Arlequin chasseur qui vous répond. C’est selon!
C’est toujours un honneur ; honneur curieux, s’il en est, de découvrir comment son propre langage travaille la langue de l’autre; la vôtre/ la tienne en occurrence. Je suis également honoré de partager cet hommage avec Marianne et ses arpents de neige évoqués par Voltaire dont l’influence a pesé si durement sur le destin de la Nouvelle -France, cette ancienne colonie française chère à mon cœur.
Je dois avouer que ce recueil tout neuf provoqué par la lecture du mien m’a plongé dans une sorte de perplexité où j’ai lu une manière primesautière et malicieuse de se protéger de son influence. Le meilleur moyen dans ce cas est d’en prendre le contrepied. C’est ce que vous avez fait avec talent. Dans ce renversement, non dépourvu d’ironie, c’est la biche (française) qui chasse le chasseur (italien !)
La permutation fait aussi partie de la chasse comme l’arrosoir arrosé ! Car, comme dit l’adage, celui qui va à la chasse perd sa place ! C’est donc la question de la place et de sa légitimité dont il est question et que vous pointez avec raison, mais non sans me le reprocher de manière plus ou moins voilée. Quelle est donc la place de l’étranger qui chasse dans une forêt domaniale qui n’est pas la sienne ? Vaste question qui est cœur de la littérature, mais aussi de ma démarche. Elle se pose aujourd’hui de façon aiguë alors que nous sommes en train de sortir de la forêt domaniale de la littérature ( qui demeure jusqu’ici nationale) et que le plurilinguisme originel reparaît. C’est la vertu de votre contre-recueil pour paraphraser Sacha Guitry . C’est aussi une manière d’exprimer l’amour. J’y suis sensible.
Cordialement,
Fulvio
Envoyé de mon iPhone
Cher Fulvio,
Est-ce bien du côté canadien des Grands Lacs que vous êtes ? Y a-t-il encore de l’eau ?
Pour moi, je m’étrangle dans les lacs et lacets de la controverse sur la moralité du Roman de la Rose. Christine est farouchement contre ! Le petit oiseau de la liberté poétique et du désir y laissera quelques plumes, je le crains. Comment désormais prononcer « miche y gants » et « honte à Rio » sans rougir, hélas ? Quelle affaire !
Que vos Amériques vous soient heureuses : vous êtes aussi du pays, je crois.
Ici 16 h24, ciel gris, vent de la mer. Les oiseaux et les frelons asiatiques pillent le néflier du Japon (qui a bien voulu fructifier, cette année).
Em
Le 13 juil. 2023 à 16:12, Fulvio Caccia a écrit :
Cher Emmanuel,
Merci pour votre bon mot… j’ai été content de vous rencontrer. Je suis curieux de votre travail sur Christine de Pisan. J’ai écouté sur France Culture une excellente émission qui lui était consacrée. J’ai été bluffé par sa versatilité et aussi sa modernité…je me trouve actuellement près des Grands Lacs (italiens) . À suivre donc. Cordialement
Envoyé de mon iPhone
Le 13 juil. 2023 à 12:33, Emmanuel Minel a écrit :
C’est un grand plaisir de vous lire, comme de vous avoir lu.
Je suis justement en train de travailler sur Christine de Pizan : une autre voix italienne qui parle français !
Merci encore de votre dédicace.
Et pardon si les thèmes que m’ont suggérés ce que j’ai entendu de votre voix et ce que j’ai imaginé à la lecture de votre recueil n’ont rien à voir avec la réalité…
Au plaisir, de même, de vous recroiser.
(De Brest)
EM
***
Extrait du recueil contrapunctique d’Emmanuel Minel envoyé le 8 juillet 2023
Je t’aime langue aux arpents de neige
Pour Marianne Walter et Fulvio Caccia Et pour La Feuille de thé
Emmanuel Baugue
13-23 juin 2023
(retour du Marché de la Poésie)
Em Bau éditions
2023
1
Langues
Mes amis comment les parlez-vous ?
Ne les mêlez-vous pas de votre chanson propre
Et votre chanson n’est-elle pas chargée
Des voix en souvenirs de tant d’étrangers
Dans la vôtre comme un tout mélangé ?
Entendez-vous en vous quelque chose qui poursuit
Plutôt qu’il n’accompagne Mais qui jamais ne rattrape
Comme un chasseur après la biche en vain
Un randonneur sur le sentier sans fin
Dans le refuge jamais entré
Tout à fait comme la Présence
Comme un ancien accent dans le parler du jour ?
2
Poèmes pour Fulvio Caccia
3
Le Chasseur maudit
C’est la chasse maudite que j’entends, non ? Dans le lointain
Elle poursuit la langue que tu parles La pourchasse la traque
L’investira pour sûr si elle la rattrape
C’est le chasseur de l’autre langue qui te poursuit
Dans la nuit de la forêt des mots
Sur la lande des phrases
Aux buissons des multiples sens
Dans les bruyères de la syntaxe enchevêtrée
Les genêts épineux de la liaison
C’est lui
Aux oreilles de tous
Sur la place publique de la cité des loups les hommes
C’est sa meute qui t’annonce
C’est sa course dans les taillis fluides de la presque chanson
Que tu parles
C’est le graphe de chez lui qui te griffe la mémoire
En sautant d’une langue à l’autre roncier
C’est le rappel au cor des termes d’un pays
Et les renards inquiets des petits mots tapis
Cachés dans les terriers pour suites du discours
C’est devant quoi tu cours
4
Accent ultrason danse et plume
C’est je l’entends
La pipistrelle de l’autre voix
La nocturne au-delà des Monts nichée
L’agitée qui danse
Un rythme un peu différent du français
Parfois seulement c’est
Un oiseau caché dans les arbres
Léger mais présent
5
Orion / Orphée
C’est la chasse italienne qui poursuit
La biche française et puis
La fait sauter par dessus le buisson
Et hop ! À l’entendre des oiseaux s’envolent
Nous sourions car nous n’avons
Pas peur de cette façon
Nous savons déjouer le jeu de ce chasseur qui passe
Non « d’Italie » tu ne parviendras pas
À rattraper les pas de notre biche en lui
Reste là-bas dans le fond lointain du bois Dans le fond de la voix
Dans le soleil secret de cet Orion qui triche
À te chasser (la biche) en Orphée déguisé
6
Arlequin chasseur
Est-ce Arlequin chasseur qui dans cette forêt s’exprime ?µ
Que nous dit-il qui charme et qui semble danser
Qui semble faire passer en voix sauvage son service
Et en service de bon serviteur
Son à-peu-près de jongleur et de poète à belle voix ?
Qui donc chasse dans le bois des paroles
Avec des armes qu’on n’a pas nous
Des accents de voix italiennes
Qu’on imagine aux persiennes plutôt
De quelque ville de grand soleil (est-ce Palerme Florence ou Mantoue)
Plutôt qu’aux fenêtres fraîches des phrases françaises
Ou dans les forêts ardennaises
Ou les gâtines de Ronsard ?
Ronce ronce par quel hasard
N’as-tu pas déchiré déjà
La couleur en damier de sa voix ?