Tous les chemins mènent à Rome, dit-on. La première fois que je suis allé à Rome , c’était il y a cinquante ans pour aller à l’Ambassade du Canada. Nous nous préparions à traverser l’Atlantique. « L’italien ne voyage pas, il émigre » dit à juste titre Paolo Conte.
Je ne savais pas alors qu’en changeant de pays, la langue que j’allais apprendre, allait écarter ma langue maternelle qui elle-même avait supplanté depuis peu, les parlers populaires bruissant toujours en elle. Mais le français auquel je me familiarisais sur les bancs de l’école québécoise était lui-même en butte avec sa cousine saxonne pour s’imposer sur son propre territoire1.
Si je rappelle ce contexte linguistique, c’est pour mieux illustrer la manière dont se noue le rapport aux langues et aux niveaux de langage. À cet égard une société minoritaire, postcoloniale et migrante comme l’était le Québec constituait un excellent observatoire pour rendre compte du plurilinguisme en acte. Mais qu’est-ce au juste que le plurilinguisme ? Or comme chacun le sait, le plurilingue n’est pas le polyglotte qui a comme modèle et horizon le locuteur natif. Le plurilinguisme est plutôt une « compétence d’utilisation de plus d’une variété linguistique2 ». Cette compétence d’utilisation relève de la pratique que le contexte stimule et dont se saisit ensuite la subjectivité individuelle. En adoptant la langue française, je faisais mienne sa vision du monde, son histoire, son combat et ses velléités de pouvoir… Mais, que je le veuille ou non, cette langue apprise était relativisée par ma langue maternelle. Il y avait du jeu entre l’une et l’autre. C’est dans cet écart que j’ai cherché ma différence, le différent qui est aussi, différend. Et puisque la langue est le premier objet de litige, car il me distingue du barbare (celui qui ne parle pas ma langue), alors pourquoi ne pas justement en faire le lieu de l’échange, de la convivialité, de la Culture. C’est ainsi que, favorisée par le contexte de compétition entre les deux ex-langues coloniales, ma langue maternelle est devenue, l’espace d’un moment, le point de ralliement d’une entreprise de réappropriation qui n’avait rien à voir avec le politique, mais qui l’englobait tout entier puisqu’il s’agissait de restituer à la langue, aux langues leur part de civilisation et de culture qu’elles n’avaient au demeurant jamais cessé d’avoir.
L’Italien fut l’autre langue de la revue ViceVersa, un périodique littéraire publié à Montréal qu’un groupe d’italophones dont j’étais avait proposé aux lecteurs canadiens au milieu des années 1980. Elle faisait tiers entre le français et l’anglais pour esquisser une autre vision du monde, s’appuyant sur le dépassement et la transformation des cultures originelles : une transculture. Or pour mettre en pratique cette transculturation, forgée naguère par le cubain Fernando Ortiz afin de rendre compte de la Cubanitad de son île natale, il fallait concurremment pratiquer le plurilinguisme en tant que compétence linguistique et ouverture culturelle. L’aventure dura presque deux décennies et rassembla un nombre conséquent de collaborateurs provenant d’horizons divers qui essayaient de construire une lieu d’échange, un style de vie qui ne soit pas Babel, c’est-à-dire hybris.
En tant que langue faible dans un sens proche de la « pensée faible » du philosophe Gianni Vattimo, l’italien hors d’Italie, accomplissait mieux, le destin même de sa propre altérité. Comment ? En tant qu’expérience du « trasumanar » entrevu à l’origine par Dante lui-même. « Transculturar, trasumanar », même combat ? Avec toute la prudence rhétorique de circonstance, je répondrais oui. Le « trasumanar » de Dante ne culmine guère dans le surhomme, sorti tout armé de la volonté de puissance d’un Jupiter et qu’avait su si bien débusquer un Nietzsche avant que l’Etat Nazi l’instrumentalise. Au contraire ce dépassement se trouve à rebours de l’Etat, soit dans cet au-delà de la citoyenneté dont l’Etat est le régulateur. Il s’insinue dans les marges (Valéry), sur la frontière de ce que deviendra le continent caché de la modernité et dont le découvreur fut justement le Poète qui fit de l’expérience de la langue le lieu même de la transfiguration de la condition humaine.
La fonction de la littérature n’a-t-elle pas été jusqu’ici de nous permettre de visiter des laboratoires de l’existence ? Cette projection dans l’imaginaire n’est pas anodine, tant s’en faut. Certes, on l’a répété, la littérature permet d’interpréter le réel et de mettre à distance nos démons intérieurs. C’est la fameuse fonction cathartique qu’Aristote attribuait à la tragédie et qui a fait dire à Gide que l’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Mais la fiction a une fonction encore plus importante pour notre vie politique : celle de construire et de mettre à l’épreuve nos propres jugements.
Pourquoi ? Parce que l’art de raconter fait partie de l’expression des formes dont le critère de beauté constitue l’horizon. Pour être en mesure de se faire une opinion sur un roman en tant qu’objet artistique, il est nécessaire de s’oublier, de se mettre à distance de sa condition et des contingences qui lui sont rattachées. C’est de ce décentrement que surgiront les images, les impressions à partir desquelles s’élaborera un jugement construit et argumenté.
Or tout se passe dans nos sociétés d’abondance comme si la disette menaçait encore. La préoccupation de nos contemporains reste pour l’essentiel réduite à soi-même et aux moyens d’acquérir plus d’objets à consommer. L’idéologie utilitariste triomphe de plus belle illustrant ce tropisme bien humain qui consiste à généraliser en toutes choses, les règles et procédures qui ont réussi dans un domaine particulier. Or la politique, comme la littérature et la culture qui se partagent l’espace public, requiert au premier chef « des jugements et des décisions » (Hannah Arendt). Car dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit pas d’exprimer le savoir et la vérité, mais de formuler des opinions argumentées pour déterminer le meilleur choix tant sur l’action à entreprendre pour le bien commun que sur les œuvres dignes d’être lues. « Plus élire que lire » déclarait un Paul Valéry.
Ces affinités électives ainsi que le goût et les valeurs qui lui sont rattachées, constituent bien l’essentiel de l’activité culturelle et politique de l’homme. C’est la raison pour laquelle la littérature n’est pas une option comme une autre dans le grand ensemble de la culture, mais bien le processus même de l’universel.
L’ennui, c’est qu’aujourd’hui la littérature a abandonné cette visée universelle, en se transformant elle aussi, sous la pression commerciale en objet de consommation, mimant les codes de la transgression pour mieux les détourner. « C’est ainsi que l’on voit apparaître, expliquait Pierre Bourdieu, des productions culturelles en simili, qui peuvent aller jusqu’à mimer les recherches de l’avant-garde tout en jouant des ressorts les plus traditionnels des productions commerciales qui, du fait de leur ambiguïté, peuvent tromper les critiques et les consommateurs à prétentions modernistes. » (Contre-feux 2).
Face à cette pseudo-littérature, face à la tyrannie du réel qui impose de plus en plus comme norme indépassable le témoignage, le « vécu » (socle essentiel de « la vérité »), il importe de réagir. Comment ? En restituant au lecteur la liberté d’interprétation, d’imagination qui est la sienne. C’est de cette manière qu’il parviendra à cosigner le livre qu’il est en train de lire. Et ainsi à se l’approprier. Paradoxalement, l’attitude de réceptivité totale et d’abstraction de soi-même du lecteur est l’expression même de sa liberté.
Plus l’œuvre implique le lecteur dans le processus de sa propre création, plus grande sera la capacité de résistance de ce même lecteur aux oukases qui l’assignent à l’univocité de sa fonction consumériste. La grandeur et l’universalité d’une littérature se sont toujours mesurées à l’aune de cette exigence. Et cela n’a rien à voir avec la taille et l’âge d’un pays.