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La guerre capitaliste de Vladimir Poutine, l’ultra-liberal

Si Wall Street avait à donner un prix au chef d’état qui a le plus contribué à « libéraliser » son pays, c’est certainement à Vladimir Poutine qu’il faudrait le décerner. Le maître du Kremlin réalise en effet le rêve secret de tout grand capitaliste : imposer sans partage une société où le bonheur de consommer serait la seule et unique tâche du citoyen. L’opinion internationale semble découvrir ébaubie ce qui est su depuis Karl Marx : le libéralisme économique s’accommode fort bien des dictatures. Mieux, c’est son aboutissement naturel. Vladimir Poutine, multimilliardaire devant l’Éternel, en est l’exemple patent.

«  Consommes et tais-toi ! » Tel est bien le slogan des marchés mondialisés. Et si « la société du spectacle » avec sa World Literature et ses plateformes de streaming ne te divertissent pas suffisamment, il y a toujours la religion : « l’opium du peuple ». Voilà entre autre pourquoi le Vatican et les autres leaders spirituels peinent à s’engager dans la résolution du conflit. Le discours sur le retour aux valeurs morales fondées sur la famille, la loi et l’ordre dont se sert Poutine pour accréditer sa guerre, est aussi le leur ! Ils sont piégés, car ils se trouvent à être les alliés objectifs du Kremlin qui leur offre sur un plateau d’argent de reprendre l’initiative ! Il faut revoir à cet égard Léviathan, la tragédie sombre et magnifique d’Andrey Zvyagintsev. C’est le retour du sabre et du goupillon, comme dans les colonies d’antan, à cette différence près que les colonies sont devenus intérieures et touchent désormais tout un chacun.

Si les religions notamment monothéistes sont piégées, la démocratie libérale l’est tout autant. Pourquoi ? Parce que c’est au nom de sa valeur cardinale, la liberté, réduite il est vrai à la seule liberté d’entreprendre, que le poutinisme a pris le pouvoir. De lors la question se repose. Comment la démocratie peut-elle se libérer de ce « double mimétique » au sens giraldien du terme, dont elle se croyait être le législateur et le guide mais qui aujourd’hui, la réduit au rôle de faire valoir et d’alibi ? Pour s’en défaire, il faut d’abord comprendre la nature de l’ultra-libéralisme, c’est à dire du capitalisme à son stade ultime.

« Le capitalisme comme religion » est le titre d’un fragment posthume de Walter Benjamin. Pour le grand philosophe allemand, cité par Giorgio Agamben dont je reprends ici l’analyse, le capitalisme n’est pas une sécularisation de la foi protestante, comme chez Weber mais est en soi un «  phénomène religieux » qui s’est développé à partir du christianisme, comme un virus infecte une cellule saine. Ses trois caractéristiques essentielles sont : 1. L’accomplissement de son propre culte, 2. Sa célébration permanente, 3. L’universalisation de la « faute » qui  « peut impliquer Dieu dans cette culpabilité ». La conclusion est sans appel.

«  C’est précisément, commente le philosophe italien, parce qu’il tend de toutes ses forces non pas à la rédemption mais à la faute, non pas à l’espoir mais au désespoir, que le capitalisme comme religion ne vise pas à la transformation du monde, mais à sa destruction ».

Pour contrer cette destruction annoncée, il faut retrouver la foi au sens propre et figuré. Il ne s’agit pas, vous l’aurez compris, de revenir à la religion mais bien de comprendre le mécanisme de la croyance qui la fonde et la fait agir. Qu’est -ce que la foi ? La foi c’est la croyance mise en mouvement par la volonté. Les premiers théoriciens du libéralisme, comme Adam Smith, n’avaient pas besoin de penser la croyance car « la main invisible de Dieu », grâce à l’éthique protestante, y pourvoyait. Il leur suffisait simplement « d’accomplir sa volonté » : la somme des égoïsmes individuels, par simple arithmétique, conduisant tout naturellement au bien commun. Car qui ne désire-t-il pas la paix et la stabilité, bref le bien pour sa famille ?

Cette posture serait formidable si tout un chacun avait la possibilité de bénéficier des mêmes conditions de bien-être et d’éducation ou de les acquérir par une redistribution des richesses. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs au lendemain de la Seconde guerre mondiale avec l’avènement de l’État-providence. L’ennui, c’est que, mis à mal par des politiques ultra libérales, celui-ci ne suffit plus à combler le gouffre des inégalités que la financiarisation de l’économie a creusé entre les ultra riches et le reste de la société.

Ce faisant, le capitalisme a son stade avancé a brisé l’équilibre entre sa fonction originelle, fondée sur l’industrie et donc sur la valeur d’usage et sa valeur d’échange. En misant tout sur la spéculation et son bras armé, la financiarisation devenue mondiale, le capitalisme avancé a contribué à liquider l’Expérience au sens propre et figuré : la monnaie devenant le cœur des échanges. Ce reniement, amplifié par la volonté de puissance du capital, affecte tous les pans de la société et, en premier lieu, la langue dont la relation avec la chose, ne suffit plus à nommer la réalité, à dire l’expérience qui lui est consubstantielle.

Comme l’argent ne peut lui même devenir une marchandise, le langue ne peut elle-même être le signifié. Poutine à cet égard, peut être considéré comme le praticien du capitalisme 2.0, le grand liquidateur, celui qui le fait advenir dans sa forme chimiquement pure en instrumentalisant la langue qui la fait fonctionner.

Pour le contrer, il n’y a pas 36 moyens ; il s’agit de renverser la croyance qui l’entretient et qui lui permet d’agir. L’économiste Thomas Pikkety avait formulé sur les ondes de France Inter une proposition intéressante. Au lieu des sanctions économiques qui affectent davantage la population russe que les grands oligarques bourrés de fric et de passeports étrangers pourquoi ne pas directement faire pression sur le deuxième, voir le 3e cercle du pouvoir poutinien ? Cet écosystème composé d’une nuée d’entreprises, est dirigé par des oligarques millionnaires certes mais non milliardaires. Il constitue la courroie de transmisssion indispensable à Poutine pour se maintenir. L’économiste français les évaluait entre 20 et 30, 000.

Il suffirait d’en retourner mille d’entre elles pour entraver la chaîne de commandement du Kremlin. Car, pour l’essentiel, ce petites mains sont des entreprises, dûment enregistrées et ayant pignon sur rue. C’est la grande différence avec l’époque soviétique. Si le Kremlin en tant qu’État donne le « la », c’est cet écosystème, structuré sur le plus pur modèle libéral, qui se charge de le mettre en musique.

L’exemple le plus criant étant le groupe para-militaire Wagner, fondé par le restaurateur Evgueni Prigojine. Le Kremlin a beau jeu ensuite de se dédouaner sur « ces sociétés privées qui ne font que leur business ». Circulez il n’y a rien à voir . Poutine renvoie dans les dents aux capitalistes du monde l’image inversée de leur propre pratiques. « Business as usual ».

Devant le décrochage cynique de l’ultralibéralisme économique à l’égard de son double politique et de ses valeurs, que peut la littérature ? Les grands écrivains russes ont été les premiers à exprimer -et avec quel brio !- les dérives modernes du despotisme. Leur formidable héritage participe de plain pied à l’immense héritage humaniste, fondé sur l’éthique, l’universalisme, et l’esthétique. Car la littérature, réservoir d’imaginaire, est aussi une boîte à outils dont on peut se servir pour renverser les tyrans. Kressmann Taylor, une écrivaine américaine, en avait donné une preuve exemplaire au tout début de la Seconde guerre mondiale.

En 1936 elle publiait Inconnu à cette adresse, une nouvelle qui deviendra une référence. Elle mettait en scène la correspondance de deux amis allemands galeristes de leur état, partis chercher fortune dans l’Amérique. L’un d’eux décide rentrer en Allemagne dans les années trente. Mais au fil de leurs échanges épistolaires, l’ami américain découvre à son grand dam, que son alter ego, est devenu un sympathisant nazi. D’ailleurs il lui enjoint de ne plus lui écrire car sa correspondance étrangère est surveillée par la Gestapo. Ce qui pourrait le compromettre. D’abord décontenancé, l’ami américain décide de lui retourner le monnaie de sa pièce en le compromettant encore plus. Ses courriers successifs, loue son courage supposé pour résister secrètement à la propagande nazie. Les supplications de son ex-ami ne l’attendriront pas. Il continuera jusqu’au jour où il recevra son dernier courrier en retour, avec cette mention : « inconnu à cette adresse ».

Cette stratégie cruelle certes mais efficace peut percer cette nébuleuse derrière laquelle agit le pouvoir entrepreneurial poutinien. C’est un travail pour les services secrets des démocraties bien sûr qui rendront ainsi la monnaie de leurs pièces aux officines russes et d’extrême droite occidentales qui, via les entreprises comme Cambridge Analytica, ont favorisé l’élection de Donald Trump par 50,000 voix près et accessoirement le Brexit. Ce n’est pas rien.

Plus généralement, la nature ultra libérale du pouvoir poutinien comme de tout pouvoir autoritaire aujourd’hui, oblige les démocraties occidentales à refaire à nouveau un examen de conscience qui ne doit pas rester un vœu pieux en laissant croire que le marché peut se réguler lui-même. Cela consiste à réglementer radicalement et très rapidement la puissance économique du capitalisme mondialisé avec des sanctions économiques beaucoup plus drastique à la clef. Le président Roosevelt l’avait fait aux États-Unis pour pallier aux effets la crise économique de 1929. L’Europe a commencé à le faire. C’est bien mais aujourd’hui il importe de l’accomplir beaucoup plus rapidement et au niveau planétaire afin de réinjecter dans l’économie ces milliards que les ultra riches ont capté. Si les démocraties ne parviennent pas le faire avec l’autorité politique qui leur est dévolu, alors l’ultralibéralisme triomphera soutenu par la collusion des droites extrêmes dont Vladimir Poutine est le parangon. « Citoyens de tous les pays, unissez-vous ! ». Nous sommes tous égaux devant la destruction de la planète qui nous menace par le réchauffement climatique et dont l’ultralibéralisme est le principe agissant. La guerre en Ukraine en est le révélateur. Les démocraties auront-elles le courage de le comprendre et d’agir?

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