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L’Europe devant la défaite de la pensée 

Soucieux de contribuer à mon édification, un vieil ami (qui se reconnaîtra peut-être) s’est empressé de me faire parvenir le lien YouTube d’une conférence sur l’Ukraine. « La thèse de John Mearsheimer, bien qu’elle date de 2016 est à cent pour cent aussi la mienne » a ajouté cet ami pour m’enjoindre à l’écouter. ( Vous la retrouverez sur la dite plate-forme) Que dit donc cet auguste professeur qui a l’avait tant impressionné ?

Russie, notre allié
Je me serai contenté de sourire si la banalité affligeante de ses propos ne me rappelait pas de plus anciens aux conséquences autrement plus cruelles. Mais d’abord, résumons-les. L’Ukraine, affirme le politiste américain, n’est en aucune manière d’un quelconque « strategic interest » pour les États-Unis et par conséquent il propose de la « finlandiser » pour en faire un état-tampon. Pourquoi donc, poursuit-il, énerver la Russie, puissance nucléaire ô combien, avec nos gesticulations otaniennes sur son propre pré carré ? Quel gâchis ce serait en effet de jeter dans les bras de nos pires ennemis un si précieux allié potentiel (la conférence date d’avant la guerre !) On a besoin de la Russie, répond encore sans broncher le bon professeur, pour la Syrie (infestée, on le sait, de fondamentalistes c’est moi qui l’ajoute). On a besoin encore d’elle pour l’Iran (pour mater
les mollahs, c’est moi qui l’ajoute), mais surtout pour contenir la Chine, « notre vrai adversaire ».

Nous y voilà donc ! Le chat  sort du sac. C’est de la prospective géopolitique pur fruit que nous délivre cette « sommité » où les rapports de force sont analysés plus que sommairement à l’aulne de la seule raison qui compte : la raison du plus fort. Du petit lait pour les fondamentalistes Q-Annon confortées par les récentes déclarations de Donald Trump. Comprenons-nous bien. Que la politique soit une instrumentalisation des rapports de force, on le sait depuis Machiavel. Et il revient aux politiques et à leurs conseillers de s’en servir pour défendre ce qu’ils considèrent être l’intérêt général de leur nation. Il revient par contre aux intellectuels, attachés aux valeurs de la démocratie, les dénoncer si les premiers s’en servent pour masquer leurs propres intérêts. Cela, bien sûr si démocratie ne s’est pas transformé en oligarchie. À cet égard, John Mearsheimer en analyste de droite défendant bec et ongles les intérêts américains, est pleinement dans son rôle, aussi cynique soit-il. Il ne fait d’ailleurs que conforter un vieux réflexe régionaliste inhérent à toutes les administrations américaines : la doctrine Monroe.

La diversité culturelle : angle aveugle des intellectuels européens
Mais qu’en est-il des intellectuels ? et notamment ceux formés ou appartenant à l’espace européen qui ont défendu
comme mon ami naguère la diversité des cultures et la tâche de raconter leur histoire, celles « non écrite des vaincus » que Walter Benjamin appelait de ses vœux ? « À l’époque où le monde russe a voulu remodeler mon petit pays à son image, j’ai formulé mon idéal pour l’Europe ainsi : le maximum de diversité dans un minimum d’espace ; les Russes ne gouvernent plus mon pays natal, mais cet idéal est encore plus en danger » C’est ce qu’écrivait Milan Kundera en 2005.

L’agression russe à l’égard de l’Ukraine donne au constat de ce grand romancier recemment disparu, toute son acuité et son urgence. Pourquoi ? Parce qu’il met en lumière, par delà le bégaiement de l’histoire, « l’étrange défaite » (Marc Bloch) des intellectuels lorsqu’ils s’absolvent de leur responsabilité et se couchent devant la raison du plus fort, ignorant une fois de plus « a far away country of which we know little ». Ces mots fameux par lesquels Chamberlain, Premier anglais lors des accords de Munich en 1938 voulait justifier le sacrifice de la Tchécoslovaquie étaient, à l’instar des propos de l’analyste américain, un calcul géopolitique pour éviter la guerre. « Vous avez voulu éviter la guerre même au prix du déshonneur, lui a répliqué Winston Churchill, vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre. »

La défaite de la pensée n’est pas un phénomène nouveau ; elle accompagne la crise que vit la classe intellectuelle au moment des grands bouleversements de son époque. Celle que nous vivons a eu déjà plusieurs avatars : du « silence des intellectuels » à «  La défaite de la pensée » titre éponyme de cet article tiré de l’ouvrage d’Alain Finkielkraut, publié 1984 en passant par The Closing of Amercan Mind d’Allan Bloom et les analyses caustiques de Régis Debray sur l’intellectuel terminal. Dans son dernier livre, la défaite de l’Occident, Emmanuel Todd étendait la défaite de la pensée à l’ensemble de l’ancien et du nouveau continent.

Quelle nation voulons-nous ?
Quelles en sont les causes ? Dès les années 80, Finkelkraut en avait circonscrit l’épicentre dans le duel bi-séculaire entre deux concepts de nation : l’idée ethnique et l’idée élective de la nation. Le romantisme allemand et les contre-révolutionnaires français ont défendu la première en exaltant le « génie national » et les valeurs patriotiques et populaires qui lui sont afférentes. Les individus en sont les fers de lance. À l’opposé, la théorie élective considère la nation comme une association volontaire d’individus libres, idée issue des Lumières dont la Révolution française est l’héritière.

Cette conception portée par le philosophe se résume ainsi : chaque fois que la théorie ethnique l’emporte sur la théorie élective, lorsque le nationalisme est victorieux, on assiste à l’effondrement de l’Europe. « On croyait, observait Samuel Blumenfeld dans le quotidien Le Monde, cette théorie élective de la nation gagnante après l’élaboration, en 1945, de la Constitution de l’UNESCO, qui reprenait avec l’idéal des Lumières. Or, non. En 1951, Claude Lévi-Strauss, dans Race et histoire que le texte en question péchait par ethnocentrisme occidental. L’idée d’une civilisation de pointe donnée en modèle aux pays du tiers-monde. Du coup, la philosophie de la décolonisation se traduit par une régression vers les génies locaux du romantisme allemand ».

L’hédonisme porté par la société de consommation a accéléré son bond en arrière les arts urbains, nés dans son giron, se sont trouvés brusquement promus au niveau des grands classiques, provoquant de la sorte une nouvelle bataille entre les anciens et les modernes. Les réseaux sociaux privatisant l’espace public et exacerbant l’individualisme l’ont amplifiés. C’est ainsi que la diversité culturelle chère à Kundera et l’expérience transculturelle que a été rabaissée au point de ne plus être perçue comme une valeur, mais comme un avatar du consumérisme multiculturel : «  United Nations of Benetton ». Cette confusion, voire ce retournement de toutes les valeurs comme l’anticipait déjà Nietzsche a pour effet de neutraliser la liberté de réception, c’est-à-dire la pensée critique. La liberté d’expression, sans garde-fous, est devenue l’idiot utile des régimes autoritaires.

Liberté de réception
À cet égard la responsabilité de « l’intellectuel organique » comme l’appelait Gramsci consiste, autant que faire se peut, à remettre sur les rails la pensée critique et ce, non pas comme pensée négative qui juge et condamne et prend partie, mais comme une prémisse à une authentique politique de la reconnaissance, c’est-à-dire une politique de l’équilibre entre l’intérêt général et les intérêts particuliers.

Cet équilibre n’est pas nouveau, il est déjà implicite dans l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme. Le libéral-socialisme bien tempéré qu’il suppose demeure encore un impensé de l’espace politique aujourd’hui. Phagocyté en France par le macronisme, il est plus que jamais le nouveau continent à explorer pour l’Ancien continent qui cherche un second souffle. Peut-on le dégoupiller son individualisme forcené pour le mettre au service d’une politique sociale, écologique et transculturelle bien comprise ?  C’est le pari des prochaines élections européennes.

Du boulot pour ceux qui naguère avaient cru à la valeur de l’expérience transculturelle. Mais encore faut-il qu’ils ne cèdent pas aux sirènes des extrêmes et ne restent pas sur leur quant en soi pour voir passer le train.

Encore un effort…

L’Europe devant la défaite de la pensée 

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