La frontière, thème du Printemps des poètes, résonne tragiquement dans notre actualité. C’est l’étymologie même de ce pays agressé : l’Ukraine. Car la liberté est bien ce qui fait frontière, nous sépare et nous singularise. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits… » atteste l’article 4 de la Déclaration des droits de l’Homme.
La fonction de la poésie apparaît ainsi dans son fécond paradoxe : affirmer la liberté et la limiter dans le même mouvement. Exercice difficile, s’il en est, qui n’empêcha pas les poètes de succomber aux pièges de l’idéologie. Paul Eluard chanta tour à tour la liberté et Staline qui la piétina ignominieusement.
Car la poésie est un adjuvant puissant, surtout lorsqu’elle défend l’injustice et célèbre l’ identité collective. Cette affirmation au fil des ans peut se transformer en dogme. Du pain bénit pour les fondamentalistes de tout crin. Or, pendant que les thurifères de la Tradition la fixent à leur territoire, d’autres lui ouvrent des frontières inédites. La Loi et la Technique permettent à la poésie de réinventer la liberté en explorant plus avant la profondeur de la subjectivité. L’invention des voyelles libère la musique du poème ; la prose de la poésie.
Car la conscience de la complexité sépare puis réunit en alternance. Ainsi va la Roue du vivant qui, à l’instar du Phénix, meurt et renaît. Mais quel en est l’enjeu ? Le contrôle de la parole, sa vérité, pardi ! Car celui qui parle attire l’attention et, dans la rue, le passant s’arrête, prête l’oreille. Il n’est pas nécessaire de hausser le ton, mais de « parler vrai ». Qui détient la parole détient le pouvoir.
Faut-il le partager ou le conserver par-devers soi ? Dès lors se dresse une tout autre frontière. La force n’a jamais suffi à défendre une cause, même juste. L’autorité authentique est celle qui s’impose de soi. L’exemple suscite l’émulation surtout lorsque le verbe l’illustre et fait vibrer l’auditoire. L’éthique induit l’esthétique. Tel est le côté lumineux de la parole dont l’origine vient de parabole. Mais il y a aussi sa face sombre qui amène les lettrés, comme on les appelait jadis, à sceller un pacte avec les pouvoirs. À eux de rendre publique la volonté privée du souverain. En échange, celui-ci leur garantit des prébendes et un auditoire auprès de sa cour.
La fabrication des images et des dogmes est l’acte intellectuel par excellence, nous dit Régis Debray. Or cet acte est politique par essence. C’est ainsi aussi que les empires deviennent civilisation. « Il n’est aucun document de civilisation qui ne soit aussi celui de la barbarie », rappelle Walter Benjamin.
Un jour, le mythe se dégonfle et l’empereur est nu. La naissance de la démocratie à Athènes a été ce moment de dévoilement. Le philosophe prend à partie le poète (confondu avec le sophiste), accusé de monnayer la rhétorique, cette nouvelle technique du langage, sans égard à la vérité. Et plus grave, il lui reproche de séduire la jeunesse par l’émotion, ce sentiment que l’on prête aux femmes. Pour Platon, le langage doit se référer au réel et non à lui-même. Voilà pourquoi, encore aujourd’hui, le gouvernement de la cité est laissé au prince-philosophe dont le logos est fondé sur la raison.
Déclassé par le philosophe, le poète « ressuscitera » par le christianisme. Au début du moyen-âge, le conflit qui opposait les partisans de l’empereur (gibelins) à ceux du pape (les guelfes) ouvrit une troisième voie. La monarchie revint par l’invention d’un droit nouveau qui servira et desservira la poésie : la souveraineté. Le choix d’une nouvelle langue s’imposa : ce fut la mission du poète de la fixer par l’écriture. Dante l’anticipa au XIVe siècle, mais c’est en France où la concordance entre les détenteurs du pouvoir symbolique et les titulaires du pouvoir politique se réalisera.
François 1er donne une longueur d’avance aux poètes de sa cour. Du Bellay s’en saisit pour ringardiser ses adversaires de province. La poésie, vous l’aurez compris, n’est pas un jardin de roses. C’est le lieu de la plus haute compétition. Pourquoi ? Parce que c’est le lieu où s’accumule et se construit le premier Capital, qui soit : la langue.
La langue du royaume sera donc la langue d’oïl, la langue de Paris. Relégués à leurs limes, les poètes de province deviendront « régionaux ». Mais les « confrères » de Paris ne resteront pas longtemps sur le podium. Les théâtreux, et pas des moindres, monteront sur les planches au sens propre et figuré. Il leur reviendra de préparer la nouvelle scène politique et poétique qui change d’échelle. Une nouvelle frontière est franchie.
Le livre imprimé est passé par là. Les hommes de théâtre ont compris qu’il faut transformer les improvisations de la Commedia del l’Arte en récits dramatiques bien ficelés. Est-ce un hasard si les plus brillants d’entre eux attachent leurs noms à leur langue : Molière en France et Shakespeare en Grande-Bretagne ? Car le public de ce nouveau théâtre est urbain. Il est aussi composé de lecteurs qui revendiquent de nouveaux droits. Le citoyen moderne est en marche accompagné par un nouveau narrateur : le romancier. C’est à lui de reprendre en main la parole vraie, devenue moderne.
Dans cette révolution du politique et de la sensibilité, la tradition est battue en brèche. Désormais l’arbitre des élégances n’est plus la Cour et ses vanités, mais l’Histoire. Et pour la raconter, les formes anciennes ne conviennent plus. La narration veut épouser au plus près la vérité du réel pour devenir vrai-semblable. Le roman, ce genre métis inventé par Rabelais et affiné par Cervantès, est fin prêt.
Longtemps le poète s’en moqua. Le marché et la grande presse rendaient alors suspect son succès populaire. Qui conduira la quête singulière d’un art se réalisant selon ses propres règles ? Les poètes se voulurent au centre de cette expérience devenue phénoménologique. L’Art pour l’Art libéra la poésie et l’isola tout à la fois. Le mouvement surréaliste laissa croire, un moment, que la poésie pouvait aussi être populaire. Le formalisme des récentes années soixante contribua à l’isoler encore plus sur une scène littéraire désormais encombrée.
La poésie se prête mal au déroulement logique de la pensée. Sa force se trouve dans sa fulgurance qu’elle puise dans la violence originelle du langage et lui ouvre « le petit temps » ; celui qui lui « donne des lueurs d’un autre système ou “monde” que ne peut éclairer une clarté durable ». (Valéry) Ce « monde » est justement celui de la coïncidence du langage avec l’expérience de son locuteur, et ce, à un moment où l’expérience est dévaluée.
Mais la concurrence est rude. De nouveaux entrants se bousculent pour obtenir l’imprimatur littéraire. Leur argument est imparable : le chiffre de vente. Face à ces acteurs puissants, la poésie ne fait pas le poids. Une cruelle remise en question s’impose.
L’excès de lyrisme disqualifie la poésie et ceux qui le pratiquent. L’exaltation des sentiments peut favoriser la toute-puissance de l’ego, surtout lorsqu’elle entre en résonance avec le sentiment national. Voilà pourquoi un romancier comme Milan Kundera choisit d’oblitérer sa période lyrique de sa bibliographie.
Pour s’en prémunir, la redécouverte de la liberté tempérée par la conscience d’une altérité bien comprise demeure la voie de l’expression. Mais plus encore il fait naître le sentiment amoureux. Cela peut donner le vertige. Une vie entière peut en être bouleversée. Mais comment renouveler son expression — sa modernité originelle — sans tomber dans la mièvrerie ou le narcissisme ? Voilà la poésie confrontée à son plus grand défi. Pourquoi ?
Parce qu’aujourd’hui tout le monde veut entrer sur la scène. La compétition n’est plus entre poètes, romanciers, ou philosophes, mais entre internautes. Les moyens-les réseaux sociaux-changent la donne. C’est aussi une formidable opportunité démocratique noyée toutefois par la force d’inertie de la massification. Que ce soit à coup de photos ou de posts brefs, tout est bon pour engranger des « likes » et des « followers ».
La seule frontière est encore l’habileté à écrire, à pouvoir raconter une histoire. Il faut savoir peaufiner la langue, limer la phrase, afin de la rendre attractive et limpide. Mais qu’à cela ne tienne ! Avec le langage-machine, et les nouvelles applications comme Chat GPT, même cette frontière est en train de sauter. Ce n’est pas seulement la chaîne du livre qui est mise en péril, mais la capacité du langage humain à exprimer le réel.
Il serait tentant d’en accuser l’abus des néologismes et autres textos qui phagocytent son lexique et étouffent sa syntaxe, mais son allégorisation renvoie à un phénomène plus pernicieux encore : la prolifération torrentielle des images. On a coutume de dire qu’« une image vaut mille mots ». Mais une société qui communique que par images ou par « émoticon » (ce néologisme n’est pas innocent), anesthésie son sens critique. Pourquoi ? Parce que pour être métabolisée dans la conscience humaine, une image se doit de conserver sa capacité de mouvement : sa métaphorisation. Pour tuer une image, il faut simplement arrêter son transport : la réduire à une seule acception ou alors multiplier physiquement son nombre, ce qui revient au même. C’est le travail du poète que de maintenir l’image en mouvement pour ne pas qu’elle s’enkyste et tue le plurilinguisme inhérent à toute langue. Car l’image est la clef de la transmission par sa capacité à transporter le sens, à métaphoriser l’indicible de notre existence. Les allégories, ces métaphores mortes que produisent nos sociétés ultralibérales, naissent de la soumission totale à la raison raisonnante dont le langage-machine est l’aboutissement.
C’est l’ultime frontière.
À bon entendeur…
Initialement paru dans la république des livres . Mars 2023